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  • 1er juillet 1766 : mise à mort de Jean-François de La Barre

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    Dans la nuit du 8 au 9 août 1765, des coups de couteaux furent  portés sur le crucifix du pont neuf d’Abbeville, en Picardie. A la jambe droite  de la sculpture " trois coupures de plus d’un pouce de long chacune et profonde de quatre lignes" et "deux coupures à coté de l’estomac. "

    Comme personne n'avait rien vu, l'enquête ne donna aucun résultat. Mais les soupçons, alimentés par la rumeur, se portèrent rapidement sur cinq jeunes gens dont le jeune chevalier de La Barre, neveu de l’abbesse de Willancourt.

    Des délateurs, incités à s'exprimer par les curés, affirmèrent qu’on l’avait entendu chanter des chansons libertines et que le chevalier s'était vanté d’être passé devant une procession du saint-sacrement sans se découvrir.

    Pour réparer cet outrage, les autorités de la ville organisèrent rapidement une cérémonie d'amende honorable que mena en grande pompe l'évêque d'Amiens soi-même. Tout ceci acheva de donner à cette affaire une publicité exorbitante, d'effrayer et d'exciter la population:

    " On disait qu’il se formait une nouvelle secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait par terre toutes les hosties et les perçait à coups de couteau. On assurait qu’elles avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins. On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les juifs dans tant de villes de l’Europe. Vous connaissez, monsieur, à quel excès la populace porte la crédulité et le fanatisme, toujours encouragé par les moines." (Voltaire)

    L’affaire remonta jusqu’au roi, bien décidé à faire un exemple de cet accusé défendu par des philosophes des Lumières et une partie de l’opinion parmi  la plus éclairée.

    Malgré l'absence de preuve, l'illégalité même des procédures, le fait qu'il n'existait pas en France de loi qui prononce la peine capitale contre aucune des actions imputées au chevalier de La Barre, le jeune homme, accusé de sacrilège, fut  pourtant condamné à mort.

    Torturé, les os des jambes brisés, le poing et la langue coupés, après une décollation à la hache — par chance il était noble... — Il fut brûlé le 1er juillet 1766 avec l’exemplaire du dictionnaire philosophique trouvé lors de la perquisition effectuée chez lui et qu'on avait pris soin d'attacher à son corps.

    Jean-François de La Barre avait 19 ans.

    Voltaire tenta vainement de le réhabiliter : son texte Relation de la mort du chevalier de la Barre à Monsieur le Marquis de Beccaria n'eut pas d'effets avant la Révolution. C'est la Convention qui prononcera la réhabilitation par un décret du 15 novembre 1793.

    Tarnac

    Deux siècles et demi plus tard, dans l'affaire de Tarnac où s'illustra la droite sarkozyste, le même schéma se répétait. Outre le sacrilège de s'être attaqué à l' icone du TGV " fleuron de notre industrie" (sans conséquence sur le plan humain) -  ce sont également des jeunes gens dits de " bonne famille" qui sont  emprisonnés sans preuve; c'est également le fait de posséder  un ouvrage jugé subversif "L’insurrection qui vient" qui, comme le Dictionnaire philosophique, est considéré comme une preuve à charge; et  enfin c'est en lieu et place de sectes que sont agitées de fantomatiques "cellules invisibles".
    La grande différence entre les deux affaires, et elle est de taille, c'est que les jeunes de Tarnac se sont vus accusés essentiellement d'actes qu'ils pourraient commettre.

    > Anne Marie Chouillet. La visite de Condorcet à Voltaire et ses suites. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 108, N°2. 1996. pp. 609-616.  doi : 10.3406/mefr.1996.4458

    > A propos de "l'affaire de Tarnac" : Christ ou caténaire ? Du sacrilège religieux au sacrilège laïque,  par Elisabeth Claverie et Luc Boltanski - Comité de soutien helvétique aux neuf de Tarnac

    Saïd Bouamama et Saïdou Z.E.P

    glt1.pngÀ l’heure où la France célèbre le droit au blasphème, il est pour le moins paradoxal de devoir défendre devant la justice le droit d’écrire : « Nique la France ! » La nation n’est pas, elle ne doit surtout pas devenir une religion d’État, sauf à trahir les principes républicains. La patrie ne saurait nous contraindre au patriotisme. Avoir la nationalité française, ce n’est pas être condamné au nationalisme. Car sacraliser la France, ce serait trahir la laïcité. Il faut au contraire revendiquer, haut et fort, la liberté de la critique, qui est la condition de possibilité de la démocratie. On ne peut pas se réclamer de Voltaire contre le fanatisme et en même temps rejeter l’esprit voltairien d’insolence – sauf à confirmer le soupçon que ces beaux mots et ces grands noms sont vides de sens, pire, qu’ils ne sont utilisés que pour exclure. Bref, ce serait paradoxalement donner raison à Saïd Bouamama et à Saïdou, mais en leur faisant payer le prix fort pour avoir dit la vérité.  "

    > Pour le droit à l'insolence, par Eric Fassin

    Le procès du sociologue et militant Saïd Bouamama et du rappeur Saïdou Z.E.P. (Zone d’Expression Populaire), se déroulera mardi 20 janvier 2015 au Tribunal de grande instance de Paris. Ils sont poursuivis pour « injure publique » et « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » sur plainte d’un groupe d’extrême droite, l’AGRIF. En cause, un ouvrage et une chanson du même nom, Nique la France.

    *

    > Association le chevalier de La Barre 

    > François-Jean Lefebvre de La Barre, Wikipédia

    >Max Gallo, Que passe la justice du roi. Vie, procès et supplice du Chevalier de la Barre, Paris, André Versaille, 2011, 350 p.

    >  Le Chevalier de la Barre, précurseur des idées de la Révolution française par Marc Blondel - La Raison n° 554 - septembre-octobre 2010 -  Site  : Voltaire à Ferney.

    chevalier de la barre

    Relation de la mort du chevalier de la Barre

    Par M. Cassen
    Avocat au conseil du roi, à M. le marquis de Beccaria.

    - 1766 -

    Il semble, monsieur, que toutes les fois qu’un génie bienfaisant cherche à rendre service au genre humain, un démon funeste s’élève aussitôt pour détruire l’ouvrage de la raison. A peine eûtes-vous instruit l’Europe par votre excellent livre sur les délits et les peines, qu’un homme, qui se dit jurisconsulte, écrivit contre vous en France. Vous aviez soutenu la cause de l’humanité, et il fut l’avocat de la barbarie. C’est peut-être ce qui a préparé la catastrophe du jeune chevalier de La Barre, âgé de dix-neuf ans, et du fils du président d’Étallonde, qui n’en avait pas encore dix-huit.
    Avant que je vous raconte, monsieur, cette horrible aventure qui a indigné l’Europe entière (excepté peut-être quelques fanatiques ennemis de la nature humaine), permettez-moi de poser ici deux principes que vous trouverez incontestables.

    1. Quand une nation est encore assez plongée dans la barbarie pour faire subir aux accusés le supplice de la torture, c’est-à-dire pour leur faire souffrir mille morts au lieu d’une, sans savoir s’ils sont innocents ou coupables, il est clair au moins qu’on ne doit point exercer cette énorme fureur contre un accusé quand il convient de son crime, et qu’on n’a plus besoin d’aucune preuve.

    2. Il est aussi absurde que cruel de punir les violations des usages reçus dans un pays, les délits commis contre l’opinion régnante, et qui n’ont opéré aucun mal physique, du même supplice dont on punit les parricides et les empoisonneurs.

    3. Si ces deux règles ne sont pas démontrées, il n’y a plus de lois, il n’y a plus de raison sur la terre; les hommes sont abandonnés à la plus capricieuse tyrannie, et leur sort est fort au-dessous de celui des bêtes.

    Ces deux principes établis, je viens, monsieur, à la funeste histoire que je vous ai promise.

    *

    Il y avait dans Abbeville, petite cité de Picardie, une abbesse, fille d’un conseiller d’État très estimé; c’est une dame aimable, de mœurs très régulières, d’une humeur douce et enjouée, bienfaisante, et sage sans superstition.Un habitant d’Abbeville, nommé Belleval, âgé de soixante ans, vivait avec elle dans une grande intimité, parce qu’il était chargé de quelques affaires du couvent: il est lieutenant d’une espèce de petit tribunal qu’on appelle l’élection, si on peut donner le nom de tribunal à une compagnie de bourgeois uniquement préposés pour régler l’assise de l’impôt appelé la taille. Cet homme devint amoureux de l’abbesse, qui ne le repoussa d’abord qu’avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite obligée de marquer son aversion et son mépris pour ses importunités trop redoublées.Elle fit venir chez elle dans ce temps-là, en 1764, le chevalier de La Barre, son neveu, petit-fils d’un lieutenant général des armées, mais dont le père avait dissipé une fortune de plus de quarante mille livres de rentes: elle prit soin de ce jeune homme comme de son fils, et elle était prête de lui faire obtenir une compagnie de cavalerie; il fut logé dans l’extérieur du couvent, et madame sa tante lui donnait souvent à souper, ainsi qu’à quelques jeunes gens de ses amis. Le sieur Belleval, exclu de ces soupers, se vengea en suscitant à l’abbesse quelques affaires d’intérêt.

    Le jeune La Barre prit vivement le parti de sa tante, et parla à cet homme avec une hauteur qui le révolta entièrement. Belleval résolut de se venger; il sut que le chevalier de La Barre et le jeune d’Étallonde, fils du président de l’élection, avaient passé depuis peu devant une procession sans ôter leur chapeau: c’était au mois de juillet 1765. Il chercha dès ce moment à faire regarder cet oubli momentané des bienséances comme une insulte préméditée faite à la religion. Tandis qu’il ourdissait secrètement cette trame, il arriva malheureusement que, le 9 août de la même année, on s’aperçut que le crucifix de bois posé sur le pont neuf d’Abbeville était endommagé, et l’on soupçonna que des soldats ivres avaient commis cette insolence impie.

    Je ne puis m’empêcher, monsieur, de remarquer ici qu’il est peut-être indécent et dangereux d’exposer sur un pont ce qui doit être révéré dans un temple catholique; les voitures publiques peuvent aisément le briser ou le renverser par terre. Des ivrognes peuvent l’insulter au sortir d’un cabaret, sans savoir même quel excès ils commettent. Il faut remarquer encore que ces ouvrages grossiers, ces crucifix de grand chemin, ces images de la vierge Marie, ces enfants Jésus qu’on voit dans des niches de plâtre au coin des rues de plusieurs villes, ne sont pas un objet d’adoration tels qu’ils le sont dans nos églises: cela est si vrai qu’il est permis de passer devant ces images sans les saluer. Ce sont des monuments d’une piété mal éclairée; et, au jugement de tous les hommes sensés, ce qui est saint ne doit être que dans le lieu saint.

    Malheureusement l’évêque d’Amiens, étant aussi évêque d’Abbeville, donna à cette aventure une célébrité et une importance qu’elle ne méritait pas. Il fit lancer des monitoires; il vint faire une procession solennelle auprès de ce crucifix, et on ne parla dans Abbeville que de sacrilèges pendant une année entière. On disait qu’il se formait une nouvelle secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait par terre toutes les hosties et les perçait à coups de couteau. On assurait qu’elles avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins. On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les juifs dans tant de villes de l’Europe. Vous connaissez, monsieur, à quel excès la populace porte la crédulité et le fanatisme, toujours encouragé par les moines.

    *

    Le sieur Belleval, voyant les esprits échauffés, confondit malicieusement ensemble l’aventure du crucifix et celle de la procession, qui n’avaient aucune connexité. Il rechercha toute la vie du chevalier de La Barre: il fit venir chez lui valets, servantes, manoeuvres; il leur dit d’un ton d’inspiré qu’ils étaient obligés, en vertu des monitoires, de révéler tout ce qu’ils avaient pu apprendre à la charge de ce jeune homme: ils répondirent tous qu’ils n’avaient jamais entendu dire que le chevalier de La Barre eût la moindre part à l’endommagement du crucifix.On ne découvrit aucun indice touchant cette mutilation, et même alors il parut fort douteux que le crucifix eût été mutilé exprès. On commença a croire (ce qui était assez vraisemblable) que quelque charrette chargée de bois avait causé cet accident."Mais, dit Belleval à ceux qu’il voulait faire parler, si vous n’êtes pas sûrs que le chevalier de La Barre ait mutilé un crucifix en passant sur le pont, vous savez au moins que cette année, au mois de juillet, il a passé dans une rue avec deux de ses amis à trente pas d’une procession sans ôter son chapeau. Vous avez ouï dire qu’il a chanté une fois des chansons libertines; vous êtes obligés de l’accuser sous peine de péché mortel."
    Après les avoir ainsi intimidés, il alla lui-même chez le premier juge de la sénéchaussée d’Abbeville. Il y déposa contre son ennemi, il força ce juge à entendre les dénonciateurs.

    La procédure une fois commencée, il y eut une foule de délations. Chacun disait ce qu’il avait vu ou cru voir, ce qu’il avait entendu ou cru entendre. Mais quel fut, monsieur, l’étonnement de Belleval, lorsque les témoins qu’il avait suscités lui-même contre le chevalier de La Barre dénoncèrent son propre fils comme un des principaux complices des impiétés secrètes qu’on cherchait à mettre au grand jour! Belleval fut frappé comme d’un coup de foudre: il fit incontinent évader son fils; mais, ce que vous croirez a peine, il n’en poursuivit pas avec moins de chaleur cet affreux procès.

    *

    Voici, monsieur, quelles sont les charges.

    Le 13 août 1765, six témoins déposent qu’ils ont vu passer trois jeunes gens à trente pas d’une procession, que les sieurs de La Barre et d’Étallonde avaient leur chapeau sur la tête, et le sieur Moinel le chapeau sous le bras.

    Dans une addition d’information, une Élisabeth Lacrivel dépose avoir entendu dire à un de ses cousins que ce cousin avait entendu dire au chevalier de La Barre qu’il n’avait pas ôté son chapeau.

    Le 26 septembre, une femme du peuple, nommée Ursule Gondalier, dépose qu’elle a entendu dire que le chevalier de La Barre, voyant une image de saint Nicolas en plâtre chez la soeur Marie, tourière du couvent, il demanda a cette tourière si elle avait acheté cette image pour avoir celle d’un homme chez elle.

    Le nommé Bauvalet dépose que le chevalier de La Barre a proféré un mot impie en parlant de la vierge Marie.

    Claude, dit Sélincourt, témoin unique, dépose que l’accusé lui a dit que les commandements de Dieu ont été faits par des prêtres; mais à la confrontation, l’accusé soutient que Sélincourt est un calomniateur, et qu’il n’a été question que des commandements de l’Église.

    Le nommé Héquet, témoin unique, dépose que l’accusé lui a dit ne pouvoir comprendre comment on avait adoré un dieu de pâte. L’accusé, dans la confrontation, soutient qu’il a parlé des Égyptiens.

    Nicolas Lavallée dépose qu’il a entendu chanter au chevalier de La Barre deux chansons libertines de corps de garde. L’accusé avoue qu’un jour, étant ivre, il les a chantées avec le sieur d’Étallonde sans savoir ce qu’il disait; que dans cette chanson on appelle, à la vérité, sainte Marie-Magdeleine putain, mais qu’avant sa conversion elle avait mené une vie débordée: il est convenu d’avoir récité l’Ode à Priape du sieur Piron.

    Le nommé Héquet dépose encore, dans une addition, qu’il a vu le chevalier de La Barre faire une petite génuflexion devant les livres intitulés Thérèse philosophe, la Tourière des carmélites, et le Portier des chartreux. Il ne désigne aucun autre livre, mais au récolement et à la confrontation il dit qu’il n’est pas sûr que ce fût le chevalier de La Barre qui fit ces génuflexions.

    Le nommé Lacour dépose qu’il a entendu dire a l’accusé au nom du c.., au lieu de dire au nom du Père, etc. Le chevalier, dans son interrogatoire sur la sellette, a nié ce fait.

    Le nommé Pétignot dépose qu’il a entendu l’accusé réciter les litanies du c... telles à peu près qu’on les trouve dans Rabelais, et que je n’ose rapporter ici. L’accusé le nie dans son interrogatoire sur la sellette il avoue qu’il a en effet prononcé c.., mais il nie tout le reste.

    *

    Voilà, monsieur, toutes les accusations portées contre le chevalier de La Barre, le sieur Moinel, le sieur d’Étallonde, Jean-François Douville de Maillefeu, et le fils du nommé Belleval, auteur de toute cette tragédie.Il est constaté qu’il n’y avait eu aucun scandale public, puisque La Barre et Moinel ne furent arrêtés que sur des monitoires lancés à l’occasion de la mutilation du crucifix, mutilation scandaleuse et publique, dont ils ne furent chargés par aucun témoin. On rechercha toutes les actions de leur vie, leurs conversations secrètes, des paroles échappées un an auparavant; on accumula des choses qui n’avaient aucun rapport ensemble, et en cela même la procédure fut très vicieuse.Sans ces monitoires et sans les mouvements violents que se donna Belleval, il n’y aurait jamais eu de la part de ces enfants infortunés ni scandale ni procès criminel: le scandale public n’a été que dans le procès même.
    Le monitoire d’Abbeville fit précisément le même effet que celui de Toulouse contre les Calas; il troubla les cervelles et les consciences. Les témoins, excités par Belleval comme ceux de Toulouse l’avaient été par le capitoul David, rappelèrent, dans leur mémoire, des faits, des discours vagues, dont il n’était guère possible qu’on put se rappeler exactement les circonstances, ou favorables ou aggravantes.

    Il faut avouer, monsieur, que s’il y a quelques cas où un monitoire est nécessaire, il y en a beaucoup d’autres où il est très dangereux. Il invite les gens de la lie du peuple à porter des accusations contre les personnes élevées au-dessus d’eux, dont ils sont toujours jaloux. C’est alors un ordre intimé par l’Église de faire le métier infâme de délateur. Vous êtes menacés de l’enfer si vous ne mettez pas votre prochain en péril de sa vie.

    Il n’y a peut-être rien de plus illégal dans les tribunaux de l’inquisition; et une grande preuve de l’illégalité de ces monitoires, c’est qu’ils n’émanent point directement des magistrats, c’est le pouvoir ecclésiastique qui les décerne. Chose étrange qu’un ecclésiastique, qui ne peut juger à mort, mette ainsi dans la main des juges le glaive qu’il lui est défendu de porter! Il n’y eut d’interrogés que le chevalier et le sieur Moinel, enfant d’environ quinze ans. Moinel, tout intimidé et entendant prononcer au juge le mot d’attentat contre la religion, fut si hors de lui qu’il se jeta à genoux et fit une confession générale comme s’il eût été devant un prêtre. Le chevalier de La Barre, plus instruit et d’un esprit plus ferme, répondit toujours avec beaucoup de raison, et disculpa Moinel, dont il avait pitié. Cette conduite, qu’il eut jusqu’au dernier moment, prouve qu’il avait une belle âme. Cette preuve aurait dû être comptée pour beaucoup aux yeux de juges intelligents, et ne lui servit de rien.

    Dans ce procès, monsieur, qui a eu des suites si affreuses, vous ne voyez que des indécences, et pas une action noire; vous n’y trouvez pas un seul de ces délits qui sont des crimes chez toutes les nations, point de meurtre, point de brigandage, point de violence, point de lâcheté: rien de ce qu’on reproche à ces enfants ne serait même un délit dans les autres communions chrétiennes. Je suppose que le chevalier de La Barre et M. d’Étallonde aient dit que l’on ne doit pas adorer un dieu de pâte, c’est précisément et mot à mot ce que disent tous ceux de la religion réformée.

    Le chancelier d’Angleterre prononcerait ces mots en plein parlement sans qu’ils fussent relevés par personne. Lorsque milord Lockhart était ambassadeur à Paris, un habitué de paroisse porta furtivement l’eucharistie dans son hôtel à un domestique malade qui était catholique; milord Lockhart, qui le sut, chassa l’habitué de sa maison; il dit au cardinal Mazarin qu’il ne souffrirait pas cette insulte. Il traita en propres termes l’eucharistie de dieu de pâte et d’idolâtrie. Le cardinal Mazarin lui fit des excuses.

    Le grand archevêque Tillotson, le meilleur prédicateur de l’Europe, et presque le seul qui n’ait point déshonoré l’éloquence par de fades lieux communs ou par de vaines phrases fleuries comme Cheminais, ou par de faux raisonnements comme Bourdaloue, l’archevêque Tillotson, dis-je, parle précisément de notre eucharistie comme le chevalier de La Barre. Les mêmes paroles respectées dans milord Lockhart à Paris, et dans la bouche de milord Tillotson à Londres, ne peuvent donc être en France qu’un délit local, un délit de lieu et de temps, un mépris de l’opinion vulgaire, un discours échappé au hasard devant une ou deux personnes. N’est-ce pas le comble de la cruauté de punir ces discours secrets du même supplice dont on punirait celui qui aurait empoisonné son père et sa mère, et qui aurait mis le feu aux quatre coins de sa ville?

    Remarquez, monsieur, je vous en supplie, combien on a deux poids et deux mesures. Vous trouverez dans la vingt-quatrième Lettre persane de M. de Montesquieu, président à mortier du parlement de Bordeaux, de l’Académie française, ces propres paroles: « Ce magicien s’appelle pape; tantôt il fait croire que trois ne font qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. »

    M. de Fontenelle s’était exprimé de la même manière dans sa relation de Rome et de Genève sous le nom de Méro et d’Énegu. Il y avait dix mille fois plus de scandale dans ces paroles de MM. de Fontenelle et de Montesquieu, exposées, par la lecture, aux yeux de dix mille personnes, qu’il n’y en avait dans deux ou trois mots échappés au chevalier de La Barre devant un seul témoin, paroles perdues dont il ne restait aucune trace. Les discours secrets doivent être regardés comme des pensées; c’est un axiome dont la plus détestable barbarie doit convenir.

    *

    Je vous dirai plus, monsieur; il n’y a point en France de loi expresse qui condamne à mort pour des blasphèmes. L’ordonnance de 1666 prescrit une amende pour la première fois, le double pour la seconde, etc., et le pilori pour la sixième récidive.

    Cependant les juges d’Abbeville, par une ignorance et une cruauté inconcevables, condamnèrent le jeune d’Étallonde, âgé de dix-huit ans:

    1. A souffrir le supplice de l’amputation de la langue jusqu’à la racine, ce qui s’exécute de manière que si le patient ne présente pas la langue lui-même, on la lui tire avec des tenailles de fer, et on la lui arrache.
    2. On devait lui couper la main droite à la porte de la principale église.
    3. Ensuite il devait être conduit dans un tombereau à la place du marché, être attaché à un poteau avec une chaîne de fer, et être brûlé à petit feu. Le sieur d’Étallonde avait heureusement épargné, par la fuite, à ses juges l’horreur de cette exécution.

    Le chevalier de La Barre étant entre leurs mains, ils eurent l’humanité d’adoucir la sentence, en ordonnant qu’il serait décapité avant d’être jeté dans les flammes; mais s’ils diminuèrent le supplice d’un côté, ils l’augmentèrent de l’autre, en le condamnant à subir la question ordinaire et extraordinaire, pour lui faire déclarer ses complices; comme si des extravagances de jeune homme, des paroles emportées dont il ne reste pas le moindre vestige, étaient un crime d’État, une conspiration. Cette étonnante sentence fut rendue le 28 février de cette année 1766.

    La jurisprudence de France est dans un si grand chaos, et conséquemment l’ignorance des juges est si grande, que ceux qui portèrent cette sentence se fondèrent sur une déclaration de Louis XIV, émanée en 1682, à l’occasion des prétendus sortilèges et des empoisonnements réels commis par la Voisin, la Vigoureux, et les deux prêtres nommés Vigoureux et Le Sage. Cette ordonnance de 1682 prescrit à la vérité la peine de mort pour le sacrilège joint à la superstition; mais il n’est question, dans cette loi, que de magie et de sortilège, c’est-à-dire de ceux qui, en abusant de la crédulité du peuple et en se disant magiciens, sont à la fois profanateurs et empoisonneurs: voilà la lettre et l’esprit de la loi; il s’agit, dans cette loi, de faits criminels pernicieux à la société, et non pas de vaines paroles, d’imprudences, de légèretés, de sottises commises sans aucun dessein prémédité, sans aucun complot, sans même aucun scandale public.

    Les juges de la ville d’Abbeville péchaient donc visiblement contre la loi autant que contre l’humanité, en condamnant à des supplices aussi épouvantables que recherchés un gentilhomme et un fils d’une très honnête famille, tous deux dans un âge où l’on ne pouvait regarder leur étourderie que comme un égarement qu’une année de prison aurait corrigé. Il y avait même si peu de corps de délit que les juges, dans leur sentence, se servent de ces termes vagues et ridicules employés par le petit peuple: « pour avoir chanté des chansons abominables et exécrables contre la vierge Marie, les saints et saintes ». Remarquez, monsieur, qu’ils n’avaient chanté ces « chansons abominables et exécrables contre les saints et saintes » que devant un seul témoin, qu’ils pouvaient récuser légalement. Ces épithètes sont-elles de la dignité de la magistrature? Une ancienne chanson de table n’est, après tout, qu’une chanson. C’est le sang humain légèrement répandu, c’est la torture, c’est le supplice de la langue arrachée, de la main coupée, du corps jeté dans les flammes, qui est abominable et exécrable.

    *

    La sénéchaussée d’Abbeville ressortit au parlement de Paris. Le chevalier de La Barre y fut transféré, son procès y fut instruit. Dix des plus célèbres avocats de Paris signèrent une consultation par laquelle ils démontrèrent l’illégalité des procédures, et l’indulgence qu’on doit à des enfants mineurs, qui ne sont accusés ni d’un complot, ni d’un crime réfléchi; le procureur général, versé dans la jurisprudence, conclut à casser la sentence d’Abbeville: il y avait vingt-cinq juges, dix acquiescèrent aux conclusions du procureur général; mais des circonstances singulières, que je ne puis mettre par écrit, obligèrent les quinze autres à confirmer cette sentence étonnante, le 4 juin 1766.

    Est-il possible, monsieur, que, dans une société qui n’est pas sauvage, cinq voix de plus sur vingt-cinq suffisent pour arracher la vie à un accusé, et très souvent à un innocent? Il faudrait dans un tel cas de l’unanimité; il faudrait au moins que les trois quarts des voix fussent pour la mort; encore, en ce dernier cas, le quart des juges qui mitigerait l’arrêt devrait, dans l’opinion des coeurs bien faits, l’emporter sur les trois quarts de ces bourgeois cruels, qui se jouent impunément de la vie de leurs concitoyens sans que la société en retire le moindre avantage.

    La France entière regarda ce jugement avec horreur. Le chevalier de La Barre fut renvoyé à Abbeville pour y être exécuté. On fit prendre aux archers qui le conduisaient des chemins détournés: on craignait que le chevalier de La Barre ne fût délivré sur la route par ses amis; mais c’était ce qu’on devait souhaiter plutôt que craindre.
    Enfin, le 1er juillet de cette année, se fit dans Abbeville cette exécution trop mémorable: cet enfant fut d’abord appliqué à la torture. Voici quel est ce genre de tourment.
    Les jambes du patient sont serrées entre des ais; on enfonce des coins de fer ou de bois entre les ais et les genoux, les os en sont brisés. Le chevalier s’évanouit, mais il revint bientôt à lui, à l’aide de quelques liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre, qu’il n’avait point de complices.
    On lui donna pour confesseur et pour assistant un dominicain, ami de sa tante l’abbesse, avec lequel il avait souvent soupé dans le couvent. Ce bon homme pleurait, et le chevalier le consolait. On leur servit à dîner. Le dominicain ne pouvait manger. " Prenons un peu de nourriture, lui dit le chevalier; vous aurez besoin de force autant que moi pour soutenir le spectacle que je vais donner".

    Le spectacle en effet était terrible: on avait envoyé de Paris cinq bourreaux pour cette exécution. Je ne puis dire en effet si on lui coupa la langue et la main. Tout ce que je sais par les lettres d’Abbeville, c’est qu’il monta sur l’échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère, et sans ostentation: tout ce qu’il dit au religieux qui l’assistait se réduit à ces paroles: " Je ne croyais pas qu’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose. "

    Il serait devenu certainement un excellent officier: il étudiait la guerre par principes; il avait fait des remarques sur quelques ouvrages du roi de Prusse et du maréchal de Saxe, les deux plus grands généraux de l’Europe.

    Lorsque la nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce dit publiquement qu’il n’aurait point été traité ainsi à Rome, et que s’il avait avoué ses fautes à l’Inquisition d’Espagne ou de Portugal, il n’eût été condamné qu’à une pénitence de quelques années.

    *

    Je laisse, monsieur, à votre humanité et à votre sagesse le soin de faire des réflexions sur un événement si affreux, si étrange, et devant lequel tout ce qu’on nous conte des prétendus supplices des premiers chrétiens doit disparaître. Dites-moi quel est le plus coupable, ou un enfant qui chante deux chansons réputées impies dans sa seule secte, et innocentes dans tout le reste de la terre, ou un juge qui ameute ses confrères pour faire périr cet enfant indiscret par une mort affreuse.

    Le sage et éloquent marquis de Vauvenargues a dit: "Ce qui n’offense pas la société n’est pas du ressort de la justice". Cette vérité doit être la base de tous les codes criminels: or certainement le chevalier de La Barre n’avait pas nui à la société en disant une parole imprudente à un valet, à une tourière, en chantant une chanson. C’étaient des imprudences secrètes dont on ne se souvenait plus; c’étaient des légèretés d’enfant oubliées depuis plus d’une année, et qui ne furent tirées de leur obscurité que par le moyen d’un monitoire qui les fit révéler, monitoire fulminé pour un autre objet, monitoire qui forma des délateurs, monitoire tyrannique, fait pour troubler la paix de toutes les familles.

    Il est si vrai qu’il ne faut pas traiter un jeune homme imprudent comme un scélérat consommé dans le crime que le jeune M. d’Étallonde, condamné par les mêmes juges à une mort encore plus horrible, a été accueilli par le roi de Prusse et mis au nombre de ses officiers; il est regardé par tout le régiment comme un excellent sujet: qui sait si un jour il ne viendra pas se venger de l’affront qu’on lui a fait dans sa patrie?
    L’exécution du chevalier de La Barre consterna tellement tout Abbeville, et jeta dans les esprits une telle horreur, que l’on n’osa pas poursuivre le procès des autres accusés.
    Vous vous étonnez sans doute, monsieur, qu’il se passe tant de scènes si tragiques dans un pays qui se vante de la douceur de ses moeurs, et où les étrangers mêmes venaient en foule chercher les agréments de la société. Mais je ne vous cacherai point que s’il y a toujours un certain nombre d’esprits indulgents et aimables, il reste encore dans plusieurs autres un ancien caractère de barbarie que rien n’a pu effacer. Vous retrouverez encore ce même esprit qui fit mettre à prix la tête d’un cardinal premier ministre, et qui conduisait l’archevêque de Paris, un poignard à la main, dans le sanctuaire de la justice. Certainement la religion était plus outragée par ces deux actions que par les étourderies du chevalier de La Barre; mais voilà comme va le monde.

    Ille crucem sceleris pretium tulit, hic diadema.
    (Juven., sat. XIII v. 105.)

    Quelques juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien trompés; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue pas ainsi les esprits; on les indigne et on les révolte. J’ai entendu dire malheureusement à plusieurs personnes qu’elles ne pouvaient s’empêcher de détester une secte qui ne se soutenait que par des bourreaux. Ces discours publics et répétés m’ont fait frémir plus d’une fois.
    On a voulu faire périr, par un supplice réservé aux empoisonneurs et aux parricides, des enfants accusés d’avoir chanté d’anciennes chansons blasphématoires, et cela même a fait prononcer plus de cent mille blasphèmes. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien cet événement rend notre religion catholique romaine exécrable à tous les étrangers. Les juges disent que la politique les a forcés à en user ainsi. Quelle politique imbécile et barbare! Ah! monsieur, quel crime horrible contre la justice de prononcer un jugement par politique, surtout un jugement de mort! et encore de quelle mort!

    L’attendrissement et l’horreur qui me saisissent ne me permettent pas d’en dire davantage.

    J’ai l’honneur d’être, etc.

    Fin de la relation, etc.

    Collection complète des œuvres de Mr. de Voltaire: Mélanges philosophiques ... Par Voltaire,Hubert François Gravelot :

     

     

     

  • Guantánamo : humiliation & torture

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    Le 11 janvier 2002, les premiers prisonniers de la " guerre contre le terrorisme " étaient enfermés à Guantánamo. Ce "bazar de Bush" est devenu le symbole des humiliations, des mauvais traitements et de torture d’État. 

    En réponse aux attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement des États-Unis bafouait ainsi les droits fondamentaux de l'être humain. C'était sous l'administration du républicain Bush et ça  continue sous celle du démocrate Obama malgré sa promesse de fermer ce centre de détention avant le 22 janvier 2010.

     2012, Amnesty International :Guantanamo : une décennie d'atteintes aux droits humains

    CIA: Les 5 accusations du rapport explosif sur la torture 20minutes

    guantanamo-manifestant-prisonnier.jpg

    Un des prisonniers de Guantánamo, le Mauritanien Mohamedou Ould Slahi, a raconté l'histoire de sa détention. Il a eu notamment à subir le Projet Spécial du Pentagone, consistant en  un régime de torture de 50 jours de privation extrême de sommeil, d’interrogatoires 20 heures par jour et d’humiliations sexuelles et physiques répétées. 

    Guantanamo: un détenu mauritanien raconte les tortures dans un livre -rfi

    2013, Les Mémoires de Guantánamo de Mohamedou Ould Slahi :
    ce que l'administration américaine préfèrerait que vous ne lisiez pas

    2006, Amnesty International - Document -
    Etats-Unis. «Restitution» ? torture ? procès ? Le cas de Mohamedou Ould Slahi, détenu à Guant
    ánamo

     

     

  • Soyons sport !

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    Jeudi 27 janvier 2011, le Qatar est choisi pour l’organisation du championnat du monde de handball 2015. Deux mois plus tôt, l'émirat a obtenu le droit d’organiser la Coupe du monde de foot en 2022, aux dépens des États-Unis. 

    glt1.pngLa quasi-totalité des pays africains, tous les États arabes et pas seulement les monarchies du Golfe ou les républiques islamiques, la Chine, la Russie, Cuba, les héritiers de la Yougoslavie torturent, massacrent, violent plus ou moins gravement les droits de l’homme, persécutent les opposants et les syndicalistes, étouffent les libertés publiques. Or, tous ces régimes s’arrangent pour redorer leur image grâce à leurs commandos sportifs en chasse de médailles.

    Jean-Marie Brohm

    Mémoire très sportive

    Chili

    1er décembre 1971, alors que Fidel Castro était en visite dans le pays, le Parti National (droite), la Démocratie Chrétienne et le groupe d’extrême droite "Patria y Libertad" organisèrent une manifestation massive dans les rues de Santiago où l'on vit des femmes taper sur des casseroles pour dénoncer la cherté de la vie et le manque de biens alimentaires conséquence, selon elles, de la politique du gouvernement.

    Cette manifestation, une de plus importantes durant le gouvernement de l’Unité Populaire d'Allende, et qui sera suivie de bien d'autres, permit aux principaux partis de l'opposition d'apparaître publiquement. Leur projet politique s'exprimera plus clairement deux ans plus tard lors de l'intervention militaire et la mise en place de la dictature de Pinochet qui s'éternisera durant 17 années.

    11 Septembre 1973 - L’armée du général Augusto Pinochet, appuyée par la CIA, bombardait le palais présidentiel. Après un combat de quelques heures, Salvador Allende, président du Chili depuis 1970, prononçait à la radio son dernier discours avant de mourir.

    Pinochet et ses complices installaient leur dictature avec la complicité et le soutien des Etats-Unis. Du côté américain, Henry Kissinger, secrétaire d'État du gouvernement de Richard Nixon, écrivait : "Aussi désagréables que soient ses actes, le gouvernement de Pinochet est meilleur pour nous que ne l'était Allende".

    Le lendemain du coup d’État, l'Estadio Nacional de Santiago (60 000 places) fut réquisitionné et transformé en camp de concentration - le plus grand du pays. Les opposants au nouveau régime y seront torturés et exécutés.

     Le 11 septembre 1973, Victor Jara était à l’université technique de Santiago, où il enseignait le théâtre. Barricadé avec les étudiants, il est arrêté le lendemain et emmené avec 600 prisonniers, non pas au Stade national, saturé, mais dans le plus modeste Estadio Chile, un gymnase couvert. François-Xavier Gomez 

    Roué de coups, les mains brisées, Victor Jara sera assassiné au fusil-mitrailleur,  le corps criblé de 44 balles dont un "coup de grâce" à bout portant dans la tête. 

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    Estadio Nacional de Santiago 1973 © - 2014 / WC

     Le 26 septembre 1973, en vue de la Coupe du monde 74, les équipes chilienne et soviétique s'opposaient à Moscou pour le match aller du barrage qualificatif. Pour organiser le match retour, il fallut nettoyer le stade de Santiago que la presse internationale surnommait déjà le " stade de la mort".

    Le comité d'organisation de la FIFA entérina la date du 21 novembre 1973 sous réserve d'un rapport satisfaisant de la part de ses deux délégués : Helmut Käser (secrétaire général suisse) et Abilio d'Almeida (vice-président brésilien de l’organisation).

    Ils rendront, on s'en doute, un rapport impartial :  le stade est selon eux utilisé comme un centre d'orientation, les gens présents ne sont pas des prisonniers mais des détenus dont l'identité reste à établir de même que leur rôle durant les évènements du 11 septembre. Il précisent même  : " Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avait l'air heureux et les magasins étaient ouverts, et on  nous a dit que contrairement à l'époque précédant le 11 septembre la  nourriture et d'autres biens étaient disponibles." ( Paul Dietschy)

    " L’instance internationale du football, soucieuse de donner l’image d’un football indépendant des événements politiques, et préservant par la même occasion des intérêts économiques colossaux, cautionne la dictature de Pinochet et l’utilisation militaire du stade en acceptant le déroulement du match dans la capitale chilienne. " ( Les cahiers du football)

    La fédération soviétique refusa de se déplacer au Chili et demanda la tenue du match dans un pays tiers - ce qui lui fut refusée. Pour effacer ce camouflet, et dans le plus pur style des dictateurs démentiels d'Amérique latine, Pinochet organisa un simulacre de jeu : un arbitre, 40 000 spectateurs dans des tribunes nettoyées, onze joueurs chiliens... mais pas d'équipe adverse sur le terrain. Francisco Valdés, le capitaine de la sélection, assurera à son équipe la qualification pour la coupe du monde 1974 en marquant un but.

    La sélection chilienne quittera malgré tout la compétition au premier tour sans avoir gagné un seul vrai match.

     

    > "Les manifestations de rue à Santiago du Chili (1970-1973)", par Eugenia Palieraki - Institut Pierre Renouvin /Université Paris I.

    > "Les expériences révolutionnaires : un modèle pour la voie chilienne vers le socialisme ?" par Eugenia Palieraki - Nuevo Mundo. Revues.org

    > Match de football Chili – URSS (1973) - Wikipedia

    > Émission Partout ailleurs d'Eric Valmir  : '"Courir après un ballon, des montgolfières et le temps", Pinochet et le foot comme orgueil national -  " Le match le plus pathétique de l'histoire du foot, raconté par Adrien Bosc de la revue Desports qui a publié un numéro spécial Coupe du Monde"

    > Chili-URSS 73, les fantômes du Nacional, par - Les cahiers du football

    > L’autre histoire de l’Estadio Nacional - par Nicolas, le blog Lucarne opposée.

    Argentine

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    En 1966, la FIFA choisissait d’attribuer l’organisation de la onzième édition de la Coupe du Monde de football à l’Argentine.

    En 1976, l’instauration de la dictature de Videla s'accompagnait d'une censure totale de la presse, de l'interdiction des activités politiques et syndicales et d'une persécution des opposants au régime sans précédent. Début 78, les chiffres avancés par Amnesty International ou le COBA*, faisaient état de 10 000 assassinats, 15 000 disparus, 8 000 prisonniers.

    Malgré cette répression, la FIFA confirma l’Argentine comme pays organisateur de la Coupe du monde de 1978. Elle permettait ainsi à la junte fasciste de légitimer par le football sa répression contre le peuple argentin et, pour avoir su organiser brillamment ce rendez-vous médiatisé, d'améliorer son image sur la scène internationale.

    " L’attribution des grandes épreuves sportives par les fédérations sportives internationales obéit en effet toujours à la logique du plus fort. Elle se conforme aux stratégies dominantes des puissances hégémoniques et aux rapports de force établis. Est-ce un hasard si l’Italie musolinienne organise les championnats du monde en 1934, si l’Argentine fasciste de Videla obtient le Mundial en 1978 ? Est-ce un hasard si les Jeux Olympiques sont confiés à Londres, la puissance victorieuse de l’Allemagne nazie, si ceux de 1952, en pleine guerre froide, sont confiés à Helsinki où l’URSS fait son apparition dans le concert olympique. Si enfin ceux de 1980 sont attribués à Moscou dans le cadre l’idylle provisoire entre les deux super-grands ? " Jean-Marie Brohm.

    En décembre 1977, le COBA (Comité pour le Boycott de la Coupe du Monde de Football en Argentine, animé par François Gèze et Jean-Marie Brohm *) fut crée avec pour objectif de convaincre l'équipe de France de football de ne pas se rendre en Argentine et cautionner ainsi le régime dictatorial du général Videla.  Peine perdue, malgré une importante mobilisation.

    Le 1er juin 1978, au stade de River Plate, lors d'une grandiose cérémonie d'ouverture du Mundial, le général Videla sait qu'il a gagné la partie.

    Lors de la dernière coupe du monde au Brésil, Sepp Blatter, président de la Fifa et membre du CIO, affirmait que celle de 1978 avait été " une forme de réconciliation du public, du peuple argentin, avec le système politique, qui était à l’époque un système militaire".


     * COBA " L’action militante s’est trouvée décuplée dans l’organisation d’une campagne de boycott du Mondial de 1978. Le CSLPA a en effet créé, à l’automne 1977, le COBA (Comité pour le Boycott de la Coupe du Monde de Football en Argentine), en liaison avec des professeurs de sports militants d’extrême- gauche, qui publiaient la revue intitulée « Quel Corps » critiquant l’institution sportive. Le COBA a organisé des actions visant la Fédération mondiale de football. Un journal a été créé pour l’occasion. Plus de deux cents comités de soutien locaux se sont constitués dans toute la France. Si après le Mondial, le COBA s’est dissout, la mobilisation ne s’est pas arrêtée : d’une part, des actions ont été menées pour créer, avec la CADHU, un Tribunal international des peuples. L’idée était de constituer un tribunal symbolique devant lequel viendraient déposer des témoins, dont le jury serait composé de personnalités. D’autre part, les manifestations devant l’ambassade d’Argentine ont continué systématiquement jusqu’en 1984." Irenes.net

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    > Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de Videla

    > De l’information au militantisme : http://www.irenees.net/

    >  La coupe est pleine Videla ! Le Mundial 1978 entre politisation et dépolitisation Jean-Gabriel Contamin et Olivier Le Noé - Le Mouvement Social 2010/1 (n° 230)

    > Bellaciao : Publicité et dictature :Chronique d'une relation stratégique

    > Derèze Gérard. De la médiatisation des grandes compétitions sportives. In: Communications, 67, 1998. Le spectacle du sport. pp. 33-43.  url : /web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1998_num_67_1_2014

    Les arrière-pensées réactionnaires du sport  par Frédéric Baillette

  • Presse : sélection peu naturelle

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    Syndicat national des journalistes SNJ-CGT - le 19/05/14

    Scandale dans la presse française : Les grands groupes avalent tout !

     glt1.pngLe Fonds Google pour l’innovation numérique de la presse (FINP) vient de rendre public son premier bilan, pour l’année 2013.
    Curieusement, sur 23 projets (seulement) acceptés au cours de l’année passée, cinq se taillent la part du lion : Le Nouvel Observateur a reçu 1 990 000 €, le groupe Express–Roularta suit avec 1 970 000 € ; Le Monde a reçu 1 840 000 €, Le Figaro, 1820 000 € et Ouest-France 1 384 000 €.

    Ces 5 projets totalisent 55 % des 16 384 440 € distribués en 2013 par Google !
    Autrement dit, il ne reste quasiment que les miettes pour les autres titres.

    Pour le SNJ-CGT, ce fonds destiné, prétendument, à aider la presse française est un marché de dupes. D’une part, Google continuera à engranger des profits sur le dos de la presse française et notamment sur celui des journalistes, privés de leurs droits d’auteur ; d’autre part, ce sont les grands groupes qui ramassent la mise, au détriment de ceux qui n’ont pas les moyens de présenter des projets innovants.

    On remarquera que le fonds Google est aussi inégalitaire que les aides à la presse puisque les cinq groupes ci-dessus sont également ceux qui reçoivent le plus d’aides de la part de l’Etat.

    En effet, Le Figaro a reçu 16 179 637 € de l’Etat, suivi par Le Monde, 16 150 256 € , Ouest-France et ses satellites plus de 14 millions d’euros, Le Nouvel Observateur plus de 8 millions et le groupe Express–Roularta plus de 6 millions.

    Ces 5 groupes ont drainé plus 18 % des aides totales de l’Etat.

    Le SNJ-CGT dénonce ces aides sélectives (Etat et Google) qui vont vers les groupes les plus puissants de la presse française, au mépris du pluralisme.

    Le SNJ-CGT demande une révision urgente des aides à la presse et la suppression de l’aide Google qui, rappelons-le, avait vu le jour au palais de l’Elysée en présence du chef de l’Etat qui s’était félicité d’un tel geste de la part du groupe américain.

    Montreuil, le 19/05/14

  • De l'usage des "sans"

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    glt1.pngNon seulement les « sans » ne sont pas exclus, mais ils sont l’élément sur lequel reposent nos sociétés, car ils sont identifiés comme une source d’insécurité. Ils sont le ciment d’une société sans ciment. Privés d’accès aux soins, ils inquiètent les intérêts des bien portants et du système de santé ; squatters ou privés de terres à cultiver, ils inquiètent les propriétaires ; privés de papiers, ils inquiètent les nationaux ; privés des biens élémentaires, ils inquiètent ceux qui en disposent ; privés de travail, ils inquiètent ceux qui en disposent et servent d’arme de chantage pour imposer la précarité à tous les salariés. Les « sans » assument cette fonction sociale qui est d’incarner l’insécurité, cette insécurité absolument nécessaire pour maintenir notre société de discipline et d’isolement.

    > Les Sans, un texte de 2006,  signé par plusieurs auteurs, sur le site Mouvements des idées et des luttes 

  • "La dissidence, pas le silence !"

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    e« La dissidence, pas le silence », organisée avec le collectif « De l’air à France Inter » le 12 janvier 2015 à la Bourse du Travail de Paris. Au programme : Emmanuel Vire (SNJ CGT), Frédéric Lordon et Danielle Simonnet (PG).

    Le site FAKIR - http://www.fakirpresse.info/

     > « De l’air à France Inter » : http://delairafranceinter.ouvaton.org/

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    A lire en ligne sur Fakir : Charlie Hebdo,le poison de l’union. François Ruffin,

    > Frédéric Lordon : texte tiré de son intervention sur son blog La pompe à phynance.

    glt1.pngLorsque le pouvoir de transfiguration de la mort, ce rituel social qui commande l’éloge des disparus, se joint à la puissance d’une émotion commune à l’échelle de la société tout entière, il est à craindre que ce soit la clarté des idées qui passe un mauvais moment. Il faut sans doute en prendre son parti, car il y a un temps social pour chaque chose, et chaque chose a son heure sociale sous le ciel : un temps pour se recueillir, un temps pour tout dire à nouveau.

    Mais qu’on se doive d’abord à la mémoire de ceux qui sont morts n’implique pas, même au plus fort du traumatisme, que toute parole nous soit interdite. Et notamment pour tenter de mettre quelque clarification dans l’inextricable confusion intellectuelle et politique qu’un événement si extrême ne pouvait manquer, en soi, de produire, à plus forte raison sous la direction éclairée de médias qui ne louperont pas une occasion de se refaire la cerise sur le dos de la « liberté d’expression », et de politiques experts en l’art de la récupération." >>>

  • 15 janvier 1850 : Victor Hugo et la liberté de l'enseignement

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    "C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté !"

    glt1.pngAh ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout. 

    glt1.pngTenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. Je me défie de ce que vous construisez.

    Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)

    Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)

    Victor Hugo contre la loi Falloux

    IV

     

    LA LIBERTÉ DE L’ENSEIGNEMENT
    15 janvier 1850.

    glt1.pngMessieurs, quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question.

    Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à l’heure ce que je ne veux pas.

    Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l’enseignement, le voici. (Plus haut ! plus haut !)

    Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici. L’instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degré seulement, gratuite à tous les degrés. (Murmures à droite. ― Applaudissements à gauche.) L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant (mouvement), qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père et qui se confond avec le droit de l’état.

    Je reprends. Voici donc, selon moi, l’idéal de la question. L’instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’état, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En un mot, l’échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l’état, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité. Le cœur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Longs applaudissements.)

    Voilà comme je comprendrais l’éducation publique nationale. Messieurs, à côté de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l’état, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maîtres et les meilleures méthodes, modèle de science et de discipline, normale, française, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à sa plus haute somme d’intensité, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement, la liberté d’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté d’enseignement pour les corporations religieuses, la liberté d’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres libertés, et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’état pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’état pour contre-poids. (Bravo ! à gauche. ― Murmures à droite.)

    Ceci, messieurs, je le répète, est l’idéal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près d’y atteindre, car la solution du problème contient une question financière considérable, comme tous les problèmes sociaux du temps présent.

    Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l’indiquer, car il faut toujours dire où l’on tend. Il offre d’innombrables points de vue, mais l’heure n’est pas venue de le développer. Je ménage les instants de l’assemblée, et j’aborde immédiatement la question dans sa réalité positive actuelle. Je la prends où elle en est aujourd’hui au point relatif de maturité où les événements d’une part, et d’autre part la raison publique, l’ont amenée.

    À ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’état, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’état laïque, purement laïque, exclusivement laïque. L’honorable M. Guizot l’a dit avant moi, en matière d’enseignement, l’état n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque.

    Je veux, dis-je, la liberté de l’enseignement sous la surveillance de l’état, et je n’admets, pour personnifier l’état dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves, mais n’ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l’unité nationale. C’est vous dire que je n’introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques, ni délégués d’évêques. J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’église et de l’état qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’église comme dans l’intérêt de l’état. (Acclamation à gauche. ― Protestation à droite.)

    Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas :

    Je ne veux pas de la loi qu’on vous apporte.
    Pourquoi ?
    Messieurs, cette loi est une arme.
    Une arme n’est rien par elle-même, elle n’existe que par la main qui la saisit.
    Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ?
    Là est toute la question. Messieurs, c’est la main du parti clérical. (C’est vrai ! — Longue agitation.)

    Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je repousse ce projet.
    Cela dit, j’entre dans la discussion.

    J’aborde tout de suite, et de front, une objection qu’on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité.

    On nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l’état ; vous voulez donc proscrire l’enseignement religieux ?

     Messieurs, je m’explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.

     Loin que je veuille proscrire l’enseignement religieux, entendez-vous bien ? il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Plus l’homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement.)

     Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n’y a qu’un malheur, c’est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. (Sensation.) En donnant à l’homme pour fin et pour but la vie terrestre et matérielle, on aggrave toutes les misères par la négation qui est au bout, on ajoute à l’accablement des malheureux le poids insupportable du néant, et de ce qui n’était que la souffrance, c’est-à-dire la loi de Dieu, on fait le désespoir, c’est-à-dire la loi de l’enfer. (Long mouvement.) De là de profondes convulsions sociales. (Oui ! oui !)

    Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance. (Bravos à droite.) Combien s’amoindrissent nos misères finies quand il s’y mêle une espérance infinie ! (Très bien ! très bien !)

    Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les évêques, les prêtres comme les écrivains, c’est de répandre, c’est de dépenser, c’est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l’énergie sociale pour combattre et détruire la misère (Bravo ! à gauche), et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel (Bravo ! à droite), de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes vers une vie ultérieure où justice sera faite et où justice sera rendue. Disons-le bien haut, personne n’aura injustement ni inutilement souffert. La mort est une restitution. (Très bien ! à droite. — Mouvement.) La loi du monde matériel, c’est l’équilibre ; la loi du monde moral, c’est l’équité. Dieu se retrouve à la fin de tout. Ne l’oublions pas et enseignons-le à tous, il n’y aurait aucune dignité à vivre et cela n’en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout entiers. Ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l’homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de l’intelligence, digne de la liberté, c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de cette vie. (Vive et unanime approbation.)

    Quant à moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d’autorité, qu’il me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je le proclame du haut de cette tribune, j’y crois profondément, à ce monde meilleur ; il est pour moi bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que nous appelons la vie ; il est sans cesse devant mes yeux ; j’y crois de toutes les puissances de ma conviction, et, après bien des luttes, bien des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison, comme il est la suprême consolation de mon âme. (Profonde sensation.)

    Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l’enseignement religieux, mais je veux l’enseignement religieux de l’église et non l’enseignement religieux d’un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre, je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j’ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l’œil de l’état, et, j’y insiste, de l’état laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.

    Jusqu’au jour, que j’appelle de tous mes vœux, où la liberté complète de l’enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu’à ce jour-là, je veux l’enseignement de l’église en dedans de l’église et non au dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’état, par le clergé l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’église chez elle et l’état chez lui. (Oui ! oui !)

    L’assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi ; mais j’achève de m’expliquer.

    Messieurs, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu’une loi politique, c’est une loi stratégique. (Chuchotements.)

    Je m’adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans le gouvernement, je ne sais pas s’il est dans l’assemblée (mouvement) ; mais je le sens un peu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l’oreille fine, il m’entendra. (On rit.) Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis : Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très bien ! très bien !)

    Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)

    Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)

    Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo !)

    Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. C’est une confiscation intitulée donation. Je n’en veux pas. (Applaudissements à gauche.)

    C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)

    Ah ! je ne vous confonds pas avec l’église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’église, vous êtes la maladie de l’église. (On rit.) Ignace est l’ennemi de Jésus. (Vive approbation à gauche.) Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l’église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique. Surtout ne l’identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l’évêque de Langres vous l’a dit. (On rit.)

    Voyez comme elle dépérit depuis qu’elle vous a ! Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr ! En vérité, je vous le dis (on rit), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n’y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette vénérable église, cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule, son abnégation est sa puissance, son humilité est sa majesté. (Vive adhésion.)

    Vous parlez d’enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu’il ne faut pas troubler ? C’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort, pourvu qu’il apporte la paix. (Bravo !) Voilà le véritable enseignement religieux, l’enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l’humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n’en défaites ! (Longs applaudissements à gauche.)

    Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. (On rit.) C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. (On rit.) C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s’est opposé à tout. (On rit.)

    C’est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C’est lui qui a appliqué Campanella vingt-sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C’est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c’était une impiété ; trouver un monde, c’était une hérésie. C’est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu’est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain. (Acclamations à gauche.)

    Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poëte, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! (Oui ! oui !) Convenez-en ! (Mouvement prolongé.)

    Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le koran est pour l’islamisme, ce que les védas sont pour l’Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible ! Eh bien ! votre censure a monté jusque-là ! Chose inouïe ! des papes ont proscrit la Bible ! Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l’index de Rome posé sur le livre de Dieu ! (Vive adhésion à gauche.)

    Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères, entendons-nous sur la liberté que vous réclamez ; c’est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. ― Vives réclamations à droite.)

    Ah ! vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. ― Voyons vos élèves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu’est-ce que vous avez fait de l’Italie ? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres ; qu’en avez-vous fait ? (Mouvement.)

    Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd’hui ne sait pas lire ! (Profonde sensation.)

    Oui, l’Italie est de tous les états de l’Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. — Cris violents.)

    L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne, qui avait reçu des romains sa première civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la providence, et malgré vous, un monde, l’Amérique ; l’Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement (applaudissements à gauche), l’Espagne a perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des romains, ce génie des arts qu’elle tenait des arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’inquisition. (Mouvement.)

    L’inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd’hui de réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue hilarité à gauche. — Réclamations à droite.) L’inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots cinq millions d’hommes ! (Dénégations à droite.) Lisez l’histoire ! L’inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques (C’est vrai !), témoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L’inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu’à la deuxième génération, infâmes et incapables d’aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père ! (Long mouvement.) L’inquisition, qui, à l’heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l’index ! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l’Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez, vous l’avez surnommée la Catholique ! (Rumeurs à droite.)

    Ah ! savez-vous ? vous avez arraché à l’un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse : « J’aime mieux qu’elle soit la Grande que la Catholique ! » (Cris à droite. Longue interruption. — Plusieurs membres interpellent violemment l’orateur.)

    Voilà vos chefs-d’œuvre ! Ce foyer qu’on appelait l’Italie, vous l’avez éteint. Ce colosse qu’on appelait l’Espagne, vous l’avez miné. L’une est en cendres, l’autre est en ruine. Voilà ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu’est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement prolongé.)

    Tenez, vous venez de Rome ; je vous fais compliment. Vous avez eu là un beau succès. (Rires et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple romain ; maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement, prenez garde ! c’est malaisé. Celui-ci est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)

    À qui en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire. Vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle fait le jour. (Oui ! oui ! Non ! non !)

    Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C’est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd’hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu’on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons conserver ! (Oui ! oui ! — Bravos à gauche.)

    Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu’elle confisque l’enseignement primaire, parce qu’elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu’elle abaisse le niveau de la science, parce qu’elle diminue mon pays. (Sensation.)

     Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)

    Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d’adresser ici, du haut de la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit (Écoutez ! écoutez !), un conseil sérieux. (Rumeurs à droite.)

    Ce n’est pas l’habileté qui lui manque. Quand les circonstances l’aident, il est fort, très fort, trop fort ! (Mouvement.) Il sait l’art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable, qui n’est pas la mort, mais qui n’est plus la vie. (C’est vrai !) Il appelle cela gouverner. (Rires.) C’est le gouvernement par la léthargie. (Nouveaux rires.)

    Mais qu’il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C’est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l’idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes, et les génies matés par les bedeaux ! (Acclamations à gauche. — Dénégations furieuses à droite.)

    C’est vrai, le parti clérical est habile ; mais cela ne l’empêche pas d’être naïf. (Hilarité.) Quoi ! il redoute le socialisme ! Quoi ! il voit monter le flot, à ce qu’il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.) Quelle pitié !

    Je le répète, qu’il y prenne garde, le dix-neuvième siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce système qui fait sortir, j’y insiste, l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal… (Longue interruption. Cris : À l’ordre ! Plusieurs membres de la droite se lèvent. M. le président et M. Victor Hugo échangent un colloque qui ne parvient pas jusqu’à nous. Violent tumulte. L’orateur reprend, en se tournant vers la droite :)

    Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberté de l’enseignement ; tâchez de vouloir un peu la liberté de la tribune. (On rit. Le bruit s’apaise.)

    Avec ces doctrines qu’une logique inflexible et fatale entraîne, malgré les hommes eux-mêmes, et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l’histoire… (Nouveaux cris : À l’ordre. L’orateur s’interrompant :)

    Messieurs, le parti clérical, je vous l’ai dit, nous envahit. Je le combats, et au moment où ce parti se présente une loi à la main, c’est mon droit de législateur d’examiner cette loi et d’examiner ce parti. Vous ne m’empêcherez pas de le faire. (Très bien !) Je continue.

    Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il en est temps encore, qu’on y songe bien ! (Clameurs à droite.)

    Vous m’interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme ! (Écoutez ! écoutez !) Ah çà, messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par hasard ?

    Cris à droite. — Oui ! oui !

    M. Victor Hugo. — Quoi ! je vous suis suspect ! Vous le dites ?

    Cris à droite. — Oui ! oui !

    (Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se lève et interpelle l’orateur impassible à la tribune.)

    Eh bien ! sur ce point, il faut s’expliquer. (Le silence se rétablit.) C’est en quelque sorte un fait personnel. Vous écouterez, je le pense, une explication que vous avez provoquée vous-mêmes. Ah ! je vous suis suspect ! Et de quoi ?

    Je vous suis suspect ! Mais l’an dernier, je défendais l’ordre en péril comme je défends aujourd’hui la liberté menacée ! comme je défendrai l’ordre demain, si le danger revient de ce côté-là. (Mouvement.)

    Je vous suis suspect ! Mais vous étais-je suspect quand j’accomplissais mon mandat de représentant de Paris, en prévenant l’effusion du sang dans les barricades de juin ? (Bravos à gauche. Nouveaux cris à droite. Le tumulte recommence.)

    Eh bien ! vous ne voulez pas même entendre une voix qui défend résolument la liberté ! Si je vous suis suspect, vous me l’êtes aussi. Entre nous le pays jugera. (Très bien ! très bien !)

    Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre à la cause de l’ordre, dans les temps difficiles, dans un passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je ne les rappelle pas. Mais au moment où je parle, j’ai le droit de m’y appuyer. (Non ! non ! — Si ! si !)

    Eh bien ! appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction, ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès ; c’est l’ordre tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c’est l’ordre se faisant à la fois dans les faits et dans les idées par le plein rayonnement de l’intelligence nationale. C’est tout le contraire de votre loi ! (Vive adhésion à gauche.)

    Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l’amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo ! à gauche.) Quoi ! voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi ! vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez vous arrêter ! vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l’esprit ! (Oui ! oui ! Non ! non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes. Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! (Profonde sensation.)

    Quoi ! c’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des avénements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! (Très bien !) C’est dans le siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! (Bravo !) Quoi ! vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l’intelligence, le progrès, l’avenir, et vous dites : C’est assez ! n’allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s’accroît, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)

    Ah ! vous voulez vous arrêter ! Eh bien ! je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis la mort dans l’âme (on rit à droite), vous ne voulez pas du progrès ? vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : L’humanité ne marchera pas, Dieu répond par la terre qui tremble !

    (Longs applaudissements à gauche. L’orateur, descendant de la tribune, est entouré par une foule de membres qui le félicitent. L’assemblée se sépare en proie à une vive émotion.)