"Nos dictateurs sont ignorants, et il n'y a pas une presse désintéressée pour les éclairer; ils sont maladroits et l'on ne connaît leurs maladresses que lorsqu'il est trop tard pour les réparer."
Elie Reclus, frère aîné du géographe Élisée Reclus, est l'auteur de La Commune de Paris, au jour le jour - 19 mars-28 mai 1871. Journaliste, ethnologue et humaniste libertaire, il fut le porte-voix des « peuples sauvages ». S'engageant avec son frère pour défendre la Commune de Paris - il fut le directeur éphémère de la Bibliothèque nationale - il sera condamné par contumace pour ses activités révolutionnaires.
Jeudi 19 mai 1871,
La fatalité qui poursuit cette malheureuse Commune, la fatalité, c'est-à-dire la faute suprême, me semble être celle-ci : l'hésitation entre le principe et le fait, entre l'idéal et la réalité. Entre les souvenirs de Danton et de Saint-Just et les aspirations vers l'Icarie, la liberté absolue du phalanstère, nos démocrates-socialistes ne savent que choisir : ils disent une chose et en font une autre ; ils se contredisent, ils s’entre-détruisent. S'ils avaient compris plus nettement tout ce que comporte le principe éternel de la Liberté, ils se fussent peut-être mieux rendu compte des exigences d'une Dictature momentanée...
Tout compte fait, le système de demi-liberté, de demi-restriction, adopté par la Commune vis-à-vis de la presse, n'a donné que des demi-résultats qui ne satisfont personne. Il ne m'est pas démontré que la Commune n'eût pas pu imiter l’exemple que lui ont donné les États-Unis dans la guerre de Sécession, les Confédérés laissant jusqu'au bout les Esclavagistes, leurs ennemis les insulter et les calomnier. Il faut être fort comme l'était le parti abolitionniste pour pouvoir agir comme lui, mais, peut-être, la Commune ayant été plus sage serait plus forte maintenant. A son début, elle s'est privée d'une force immense en délibérant en secret, c'est pour cela qu'elle a échoué dans les élections complémentaires qui devaient consacrer son pouvoir. En se privant du contrôle d'une presse indépendante, la Commune s’est fait plus de mal qu'on n'imagine. Tous ceux qui ont voulu la critiquer et l'insulter ont pu le faire impunément, je ne me souviens en ce moment que du cas de deux ou trois reporters arrêtés, puis relâchés presque aussitôt.
Un homme délicat sur le point d'honneur a, jusqu'à présent, été plutôt encouragé à louer la Commune qu'à la blâmer : il est fâcheux qu'on se soit privé de l'appréciation de ces hommes-là. Et dans ce dédale de difficultés de toute nature où Paris a été jeté soudain, obligé d'organiser un nouveau monde administratif sous les bombes de l'ennemi, il est mainte et mainte affaire qui eût gagné à être étudiée par le public. L'expérience des administrés a fait défaut à la fougue des administrateurs. La presse, ou pour mieux dire, une presse vraiment sérieuse a manqué pour servir d'intermédiaire, pour discuter les systèmes et organisations possibles. C'eût été les révéler à Versailles. Avec cela que Versailles ne se vante pas d'être instruite jour par jour des délibérations les plus secrètes du Comité de Salut Public. Le conseil Thiers, Favre, Picard, Mac-Mahon sait infiniment mieux de nos affaires ce qu'il ne voudrait pas en savoir que nous ne pensons ce que nous en voudrions croire. Nos dictateurs sont ignorants, et il n'y a pas une presse désintéressée pour les éclairer; ils sont maladroits et l'on ne connaît leurs maladresses que lorsqu'il est trop tard pour les réparer.
Autre malheur : la presse n'étant libre ni à Paris ni à Versailles, les journaux aboient ici, ils hurlent là, les chiens font un tel vacarme, sans compter les canons, que les hommes raisonnables ne s'entendent pas parler. Toute conversation sensée devient impossible. On en est arrivé à s'injurier et même à se calomnier de la meilleure foi du monde. Nos esprits ne se repaissent plus que d'atrocités. Si un étranger, spectateur de nos affreux déchirements, croyait à la fois toutes les horreurs que les Versaillais racontent de la garde nationale et toutes les horreurs que les Communeux racontent de l'armée versaillaise, l'étranger conclurait que le Français de toute provenance, dans Paris et hors de Paris, est un monstre hideux. Telle doit être d'ailleurs l'opinion parfaitement exprimée des officiers prussiens causant avec les officiers bavarois au fort de Saint-Denis, buvant notre vin de Bordeaux, accompagné de quelque pâtisserie légère et, entre deux cigares, braquant leur longue-vue sur les endroits où nous nous massacrons. Si l'Assemblée de Versailles, si le conseil Thiers, si la Commune de Paris n'eussent été dépourvus d'hommes d’État, ils auraient les uns et les autres ménagé la liberté de la presse comme le plus précieux moyen de salut. En permettant à d'autres qu'aux enragés de parler, on n'attiserait pas, comme on le fait, toutes les fureurs de la haine. Les choses en sont venues si loin qu'un homme juste peut redouter toute victoire. Le peuple, foncièrement bon et généreux, n'abuserait pas longtemps de sa victoire, mais on ne peut penser sans frémir à ce que pourrait être le triomphe de M. Dufaure !
Élie Reclus
La Commune de Paris, au jour le jour, 1871, 19 mars-28 mai
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