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Lectures

  • Mirbeau : La Grève des électeurs

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    Octave Mirbeau, photo

    Octave Mirbeau. La Grève des électeurs - Le Figaro 28 novembre 1888

    3992716853.pngUne chose m’étonne prodigieusement, j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose.

    Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ?

    Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ?

    Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ?

    Nous l’attendons.

    Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne ; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes ; je comprends tout.

    Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, â chauvin !

    Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain.

    Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait.

    Mais les autres ?

    Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ?

    Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?

    À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus... Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ?

    Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard, des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat.

    Et c’est cela qui est véritablement effrayant.

    Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

    Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.

    Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ?

    Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces.

    Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours.

    Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

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  • Le temps des bénitiers

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    En ces jours de papôlatrie béate, en ces temps de laïcité raptée, un extrait du discours de Victor Hugo dans la discussion du projet de la loi sur l'enseignement, dite loi Falloux, le 15 janvier 1850.

    Adoptée par 399 voix contre 237, la loi Falloux "réorganise le système éducatif français en donnant un pouvoir de contrôle à l'Église catholique, mais en encadrant aussi la possibilité de subventionner l’école privée."

    "Ce caractère "réactionnaire" de la loi Falloux n'étonne guère quand on se rappelle qu'elle fut largement inspirée, voir préparée, par Thiers, Montalemenbertr et Mgr Dupanloup. Ame de la réaction conservatrice sous la IIe République, Thiers, alors simple représentant de la Seine-Inférieure, s'en remettait à l'Eglise pour reprendre en main un enseignement primaire qu'il ne jugeait pas même nécessaire de généraliser, l'innstruction lui paraissant " un commencement d'aisance" susceptible, à terme, d'engendrer désobéissance et désordre. Quant à Montalemenbert, chef du parti catholique sous la IIe République, il était alors plus catégorique et radical : "Il y a deux armées en présence, l'armée des instituteurs et l'armée des curés. A l'armée démoralisatrice et anarchique des instituteurs, il faut opposer l'armée du clergé." Enfin Mgr Dupanloup s'était fait champion de la liberté de l'enseignement.
    Dans ces conditions, les orientations de la loi Falloux et la véritable épuration qu'elle engendra parmi les " petits instituteurs laïques à la dévorante ambition' selon le mot de Thiers, s'expliquent mieux. Quelque 4 000 d'entre eu furent alors révoqués."

     

    Discours de Victor Hugo 
    projet de la loi sur l'enseignement

    3992716853.png Ah ! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical. C'est un vieux parti qui a des états de services. (On rit.) C'est lui qui monte la garde à la porte de l'orthodoxie. (On rit.) C'est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l'ignorance et l'erreur. C'est lui qui fait défense à la science et au génie d'aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s'est opposé à tout. (On rit.)

    C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a appliqué Campanella sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c'était une impiété ; trouver un monde, c'était une hérésie. (Très bien ! très bien !) C'est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. (Très bien ! très bien !) Oh ! oui certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : qu'est-ce que vous me, voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l'esprit humain ! (Acclamations à gauche.)

    Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement ! Et il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures (Oui ! oui !) convenez-en ! (Mouvement prolongé.)"

    arc109_benitier_001z.jpg

    Trois saints dans le même bénitier : Charivari du 4 février 1850, l

    les trois éteignoirs,  Montalembert éteignoir, Thiers  et Molé, affublés de queue de rat, dansent la ronde dans un bénitier. Anonyme, le dessin est attribué à Daumier.

    "La caricature ne vise pas seulement la loi sur l’enseignement, en cours de discussion depuis le 14 janvier 1850 et contestée par Victor Hugo avec véhémence le 15, mais aussi la loi Parieu (11 janvier 1850) qui vient de faire passer les instituteurs sous le contrôle des préfets pour six mois. La peur du socialisme, accusé de détruire l’ordre social et la religion avec la complicité de milliers d’instituteurs, incite le pouvoir à faire surveiller au niveau du département les instituteurs suspects d’idées subversives pour les révoquer plus rapidement. C’est à eux qu’est destiné avec un humour grinçant le « De profundis », psaume de deuil des chrétiens, car les préfets exerceront cette répression avec des pouvoirs discrétionnaires."  Luce-Marie Albigès

    *

    > La liberté de l'enseignement et la loi Falloux - Luce-Marie ALBIGÈS - Histoire par l'image

    > discours de Victor Hugo dans la discussion du projet de la loi sur l'enseignement, le 15 janvier 1850.

    > L'école de Jules Ferry 1880-1905, par Xavier Darcos

    > "La séance est ouverte" : 1850, la loi Falloux, l’instruction publique, l'Eglise et la République - La marche de l'Histoire- Jean Lefebvre.

     

     

  • Vents et marées

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    Il n'y a pas qu'au congrès (du PS) qu'on brasse de l'air, qu'on bruite, qu'on pète pour ne rien dire et qu'on se tord les boyaux avec les potes.

    3992716853.png Jésus –Christ était là avec le petit Sabot, de Brinqueville, un vigneron, un autre farceur renommé, qui ventait, lui aussi, à faire tourner les moulins. Donc, tous les deux, se rencontrant, venaient de parier dix litres, à qui éteindrait le plus de chandelles. Excités, secoués de gros rires, des amis les avaient accompagnées dan s la salle du fond. On faisait cercle, l’un fonctionnait à droite, l’autre à gauche, culotte bas, le derrière braqué, éteignant chacun la sienne à tous coups. Pourtant, Sabot en était à dix et Jésus-Christ à neuf, ayant une fois manqué d’haleine. Il s’en montrait très vexé, sa réputation était en jeu. Hardi là ! est-ce que Rognes se lasserait battre par Brinqueville ? Et il souffla comme jamais soufflet de forge n’avait soufflé : neuf ! dix ! onze ! douze ! Le tambour de Cloyes qui rallumait la chandelle, faillit lui-même être emporté. Sabot péniblement, arrivait à dix, vidé aplati, lorsque Jésus-Christ, triomphant, en lâcha deux encore, en criant au tambour de les allumer, ceux-là pour le bouquet. Le tambour les alluma, ils brûlèrent jaune, d’une belle flamme jaune, couleur d’or, qui monta comme un soleil dans sa gloire.

    – Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! Quel boyau ! A lui la médaille !"

    Les amis gueulaient, rigolaient à se fendre les mâchoires. Il y avait de l’admiration et de la jalousie au fond, car tout de même fallait être solidement bâti, pour en contenir tant, et en pousser à volonté. On but les dix litres, ça dura deux heures, sans qu’on parlât d’autre chose.

    Émile Zola, La Terre (1887)

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  • Le pot de chambre, forme idéale du cerveau...

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    Luc Mathieu, journaliste du quotidien Libération, ainsi que Cécile Allegra et Delphine Deloget, auteures d'un reportage sur le trafic d'êtres humains dont sont victimes des Erythréens,  ont remporté le prix Albert-Londres 2015.

    Albert Londres - Chez les fous

    En 1925, paraît l’enquête du grand journaliste Albert Londres : Chez les fous.

    " Il se doute qu’en ces esprits emmurés, l’inaudible peut être entendu. Il va mesurer le mensonge de la société française dans la maison des fous. Son obsession : l’enfermement. À peine a-t-il dénoncé le bagne et les pénitenciers, qu’il court, cette fois, le risque de perdre des lecteurs maintenant nombreux à suivre ses chroniques. Toujours très attendues, il les envoie par mille combines depuis le monde entier. Ce sera en France qu’il enquêtera. Point de problème de télégraphe. La plume et la poste suffiront. Le sujet n’intéresse pas ? Il l’écrira quand même ! Le directeur du journal, Le petit Parisien, connaissant son entêtement, n’a qu’un mot à dire : Allez ! C’est l’administration asilaire qui lui refuse l’entrée. La plupart des médecins aliénistes tout-puissants font de même. Une connaissance rencontrée à Salonique lui fait pénétrer l’asile. Il n’y reste pas, il doit encore aller voir ailleurs. Un nouveau tour de France, après le Tour de France à vélo qu’il vient de suivre, le conduit dans d’autres maisons. Il se rend d’abord à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, où travaille le docteur Toulouse. Ce médecin a organisé un service ouvert. Albert Londres se fait passer pour fou : « Vous êtes fou de vous croire fou, puisque vous n’êtes pas fou », lui réplique-t-on. Le voilà immergé ensuite à l’asile Saint-Georges de Bourg-en-Bresse pour voir des « ex-raisonnables ». C’est ensuite dans un quartier « d’agités » dans le Sud-Ouest qu’il se fait embaucher. Il apprend à décoder. Il observe, scrute, épie les comportements des gardiens, des médecins et des pensionnaires. Il interroge. Puis s’en va dans le Midi et découvre que l’asile est une geôle pour tous, y compris pour les personnes qu’on tient éloignées de leur famille sans aucun motif médical. Le docteur Dide, à l’asile Braqueville, lui ouvre les perspectives d’une psychiatrie humaine : la maladie n’est pas un crime. "   Denis Poizat - Chez les fous, hommage à Albert Londres.

    L'armoire aux cerveaux

    Albert Londres, Chez les fous

    3992716853.png Un après-midi, le docteur Dide me dit :

    – Venez voir mon laboratoire.

    Les travaux de ce savant sont célèbres par le monde.

    Au moyen d’une machine perfectionnée, il coupe les cerveaux en tranches minces comme l’on fait du jambon de Parme dans les boutiques italiennes d’alimentation. Il examine ensuite la chose au microscope. De là sortira peut-être la clé de la maladie mystérieuse. Du moins espérons-le.

    Je me promenais donc, respectueusement, dans ce temple de l’avenir, quand, soudain, je tombai en arrêt devant un réduit imprévu. Cent vingt pots de chambre, chacun dans un joli petit casier, ornaient seuls les murs de ce lieu. Aux anses pendaient des étiquettes portant noms d’hommes et de femmes et, en dessous : D. P. (démence précoce). Délire progressif. Confusion mentale, psychoses symptomatiques, lésions circonscrites ; P. G. marche rapide. Épilepsie. Idiotie.

    Ces pots de chambre aussi correctement présentés avaient dans leur air quelque chose de fascinateur.

    – C’est mon armoire à cerveaux, fit Dide.

    Il tira un pot par l’anse : un cerveau nageait dans un liquide serein. Regardant l’étiquette, le savant me dit :

    – C’est Mme Boivin.– 59 –
    – Enchanté !

    Je demeurais en extase devant l’armoire.

    – Parfait ! fis-je, vous avez là de beaux cerveaux, mais pourquoi dans des pots de chambre ?

    Le maître me regarda bien en face et me répondit :

    – Parce que le pot de chambre, monsieur, est la forme idéale du cerveau !"

    Chez les fous.

    londres2.jpg

     

     Albert LONDRES, Chez les fous, récit, 1929
    IX  l'armoire aux cerveaux -

    Ebooks - HTMLPDF | DOC-ODT

    Denis Poizat « "Chez les fous", hommage à Albert Londres », Reliance 1/2006 (no 19), p. 7-8.
    URL : www.cairn.info/revue-reliance-2006-1-page-7.htm.

  • "Vous qui vivez en toute quiétude..."

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    N'oubliez pas que cela fut,
    Non, ne l'oubliez pas:
    Gravez ces mots dans votre cœur.
    Pensez-y chez vous, dans la rue,

    En vous couchant, en vous levant;
    Répétez-les à vos enfants.
    Ou que votre maison s'écroule;
    Que la maladie vous accable,
    Que vos enfants se détournent de vous.

    Primo Levi

    primo-levi2.jpgPrimo Levi avait 24 ans lorsqu'il fut arrêté comme résistant puis déporté en tant que juif : " J'ai eu la chance de n'être déporté à Auschwitz qu'en 1944, alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main-d'œuvre, avait déjà décidé d'allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer, améliorant sensiblement leurs conditions de vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires individuelles.,  Primo Levi  fut libéré d'Auschwitz le 27 janvier 1945 avec 7 500 autres survivants de la Shoah. Dans la préface de son récit autobiographique, " Si c'est un homme", il écrit ceci :

    3992716853.png En fait de détails atroces, mon livre n'ajoutera-t-il rien à ce que les lecteurs du monde entier savent déjà sur l'inquiétante question des camps d'extermination. Je ne l'ai pas écrit dans le but d'avancer de nouveaux chefs d'accusation, mais plutôt pour fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l'âme humaine.

    Beaucoup d'entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que «l'étranger, c'est l'ennemi». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d'un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager; c'est-à-dire le produit d'une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l'histoire des camps d'extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d'alarme.

    *

    3992716853.pngSoixante-dix ans après Auschwitz, des mouvements qui se réclament du nazisme existent toujours dans plusieurs pays européens. En 2012, un de ces mouvements, l’Aube dorée, a même réussi à faire son entrée au Parlement grec.

    Et puis, sept décennies plus tard, l’étranger ne revêt pas nécessairement la figure du Juif. Ça peut être, et c’est aussi trop souvent, le Noir, l’Arabe, la musulmane voilée…

    Enfin, il faut aussi dire ceci : 70 ans après la libération des derniers prisonniers d’Auschwitz, certains partis de la droite israélienne n’hésitent pas à évoquer la Shoah pour justifier leurs politiques d’occupation des territoires palestiniens. Une instrumentalisation qui banalise le génocide et qui insulte la mémoire de ses victimes."

    *

    Aujourd'hui, le Centre Primo Levi, association indépendante et non confessionnelle,est dédiée au soin des victimes de la torture et de la violence politique qui se sont réfugiées en France.  " Les souffrances, souvent invisibles, produites par la torture, sont complexes et durables. Elles sont difficiles à exprimer par les personnes qui ont survécu aux traitements humiliants visant à les détruire en tant qu'êtres humains. "

    Le Centre a également pour rôle de témoigner, d'informer et de mobiliser - tout particulièrement pour la défense du droit d'asile.

    3992716853.pngLe défaut de reconnaissance des souffrances endurées et la crainte d'être refoulés aggravent les souffrances des hommes, des femmes et des enfants qui ont dû fuir leur pays. La précarité des conditions de vie imposée à ces personnes constitue un obstacle aux soins qui leur sont dus. Témoin des effets de la dégradation des conditions d'accueil des exilés, l'association s'est engagée dans la défense du droit d'asile. Ainsi, l'association participe activement aux travaux et aux actions de la Coordination française du droit d'asile (CFDA).

     Depuis juillet 2010, le centre est membre d'InfoMIE, association d'informations sur les mineurs isolés étrangers.

  • Les camps et l'extermination : bibliographie

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    Sélection de livres par France-Culture

    1945, la découverte

    Annette Wievorka

    1945.jpg?1422272875"Buchenwald, Dachau, Bergen-Belsen... La découverte des camps de concentration nazis par les Alliés en avril et mai 1945 se fit au hasard de la progression des troupes. Libérer les déportés n'était pas un but de guerre et rien ou presque n'avait été prévu pour eux. Dans chaque camp où ils pénètrent, les soldats alliés découvrent les corps décharnés des survivants, les pyramides de cadavres laissés par les nazis.

    Correspondants de guerre, deux hommes sont parmi les premiers à entrer dans cet enfer. Le premier s'appelle Meyer Levin. Il est américain, écrivain et journaliste. Le second est un Français : Éric Schwab est photographe de l'AFP. Tous deux circulent à bord d'une Jeep aux côtés de l'armée américaine. Tous deux sont juifs. Tous deux sont animés par une quête obsédante : le premier recherche ce qui reste du monde juif, le second recherche sa mère déportée.

    À leurs côtés, nous vivons les premiers moments de cet événement immense dont l'onde de choc n'a cessé d'ébranler la conscience mondiale." 4ème de couverture

    *

    Le long retour 1945-1952 : l'histoire tragique des déplacés de l'après-guerre

    Ben SHEPHARD Traduit de l’anglais par John Jackson

    9782226330512%2C0-2422865.jpg?1421854765Lorsque l'Allemagne capitule en mai 1945, les Alliés se trouvent confrontés à un défi gigantesque : soigner, nourrir, regrouper et rapatrier les victimes du régime nazi, piégées dans l'effondrement du IIIe Reich. 15 millions de travailleurs originaires de toute l'Europe, prisonniers de guerre, déportés, survivants des camps sont alors présents sur le territoire allemand, auxquels vont s'ajouter 5 millions de réfugiés de l'Est, chassés des pays libérés ou fuyant l'avance de l'armée soviétique. Ensemble, ils constituent les «Displaced Persons». Si la plupart ont pu retrouver leurs foyers avant la fin de l'année 1945, 1,5 million d'entre eux étaient «non rapatriables» : Juifs rescapés de la Shoah, Polonais, Ukrainiens, Lituaniens, Estoniens, notamment, pour qui le retour dans leur pays d'origine était désormais impossible.

    Il fallut aux Alliés plus de sept ans pour solder cet héritage empoisonné de la guerre. La communauté internationale, en dépit des remous liés à la guerre froide et à la création de l'État d'Israël, réussit alors à poser les bases d'une organisation moderne de l'aide humanitaire.

    En brossant une fresque glaçante, mais riche d'exemples émouvants de destins individuels, Ben Shephard livre, avec Le Long Retour, une page capitale et méconnue de l'histoire de l'Europe du XXe siècle. 4ème de couverture

    *

    Raoul Wallenberg : Sauver les Juifs de Hongrie

    9782228911948%2C0-2474646.jpg?1421832406Juillet 1944. Tandis que la libération de l’Europe est en route, une partie de la dernière grande communauté juive encore intacte, celle de Hongrie, est en cours de déportation vers Auschwitz depuis qu’Eichmann et ses hommes se sont installés à Budapest quatre mois plus tôt. Raoul Wallenberg arrive de Suède pour tenter de sauver les Juifs de la capitale hongroise. Pendant six mois, à force de négociations et d’héroïsme, il aide des dizaines de milliers d’entre eux d’échapper à la mort. Quand, en janvier 1945, l’armée Rouge entre à Budapest, il est arrêté comme espion, et disparaît… Parfois qualifié de « Schindler suédois », Juste parmi les Nations depuis 1963, deuxième (après Churchill) des sept citoyens d’honneur des États-Unis, Wallenberg est célèbre dans le monde entier. Sauf en France. Ce livre éclaire cet homme de légende, son action et son destin, mais aussi, à travers lui, l’histoire dramatique du cœur de l’Europe. 4ème de couverture

    Avec les contributions de Tal Bruttmann, Tim Cole, Paul Gradvohl, Bengt Jangfeldt, Johan Matz, Fabrice Virgili et Annette Wieviorka.

    *

    Un monde de camps

    9782707183224%2C0-2321518.jpg?1421832937sous la direction de Michel Agier, avec la collaboration de Clara Lecadet

    Les camps se multiplient et se banalisent partout sur la planète. Ils sont aujourd'hui des milliers, dessinant peu à peu un nouveau paysage mondial. Gouvernements nationaux et agences internationales adoptent de plus en plus systématiquement cette solution pour «regrouper» les réfugiés humanitaires, pour «parquer», faire «transiter», «retenir» ou mettre à l'écart les «déplacés» et les migrants, les «clandestins» et autres indésirables.

    Douze millions de personnes vivent ainsi dans ces camps, des millions d'autres dans des campements de fortune, au creux des forêts, dans les interstices des villes, le long des frontières ; d'autres encore sont piégées dans des centres de rétention, des zones d'attente ou de transit. Si ces «hors-lieux» sont des espaces de parias, nombre d'entre eux s'inscrivent dans la durée et se transforment au fil du temps : la vie s'y renouvelle, s'y attache, et l'emporte le plus souvent sur la mort ou le dépérissement.

    En vingt-cinq monographies qui forment une sorte de tour du monde des camps (du plus ancien, à Chatila au Liban, au plus grand, à Dadaab au Kenya, qui regroupe 450 000 habitants, en passant par le plus informel, à Canaan en Haïti, ou le plus précaire, à Calais), cet ouvrage fait découvrir la vie intime et quotidienne de leurs habitants. Loin d'être l'«exception» que l'on évoque généralement dans un cadre humanitaire ou sécuritaire pour en justifier l'existence, les camps font durablement partie des espaces et des sociétés qui composent le monde aujourd'hui. 4ème de couverture

    *

    Auschwitz

    Tal Bruttmann

    widget.pngAuschwitz est devenu le symbole à la fois des camps de concentration et de l'assassinat des Juifs, occupant aujourd'hui une place centrale tant d'un point de vue mémoriel qu'historique. Marqué par le gigantisme, qu'illustrent en premier lieu les chiffres - 1,3 million de personnes y ont été acheminées depuis toute l'Europe, dont 1,1 million y sont mortes -, le site fut à la fois le plus important des camps de concentration et le plus meurtrier des centres de mise à mort de la «solution finale».

    Pourtant, il s'agit d'un lieu d'une rare complexité, qui n'est pas limité au camp de concentration, mais est constitué d'une multitude d'espaces - camps de concentration, centre de mise à mort, industries de tous types - articulés autour de la ville d'Auschwitz, désignée par le régime nazi pour devenir un modèle de développement urbain et industriel au sein du IIIe Reich.

    C'est dans cet espace que se sont croisées et concentrées politiques répressives contre différentes catégories de populations (Polonais, Tsiganes, Soviétiques...), politiques d'assassinat, dont la plus importante fut celle menée contre les Juifs, mais aussi politiques de colonisation et de développement industriel, conférant à Auschwitz une dimension sans égale. 4ème de couverture

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    La déraison antisémite et son langage

    Jean-Pierre Faye et Anne-Marie de Vilaine - Prix antiraciste Bernard Lecache 1993

    9782742706785%2C0-954553.jpg?1421681575Contrairement aux allégations de l'antisémitisme et de ses précurseurs, il n'y a pas de "question juive". A l'histoire d'un peuple, l'antisémitisme s'est employé à substituer une interprétation fallacieuse en forme de malédiction narrative qui confisque l'identité juive et la soumet aux automatismes meurtriers du langage.

    Une moitié de siècle après la Shoah, c'est de cet antisémitisme, de sa mythologie, de ses origines et de ses transformations - de son opiniâtre rémanence - que s'entretiennent ici, pour déjouer ses fables. 4ème de couverture

     

     

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    Les Juifs dans la Résistance

    Monique Lise Cohen  Jean-Louis Dufour
    9782908527780%2C0-33308.jpg?1421682092Le sort tragique que fit l'Administration siégeant à Vichy fit subir aux juifs, l'ignominie de l'obligation du port de l'étoile jaune ne peuvent s'oublier. Mais l'histoire de la Résistance doit aussi prendre en compte le combat de femmes et d'hommes juifs, en France contre l'occupant, loin d'une image passive des membres de cette communauté. 4ème de couverture

     

     

     

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    Au bureau des affaires juives : l'administration française et l'application de la législation antisémite (1940-1944)

    Tal Bruttmann

    tal.jpg?1290771678Mise en place par le gouvernement de Vichy dès l'été 1940, la politique antisémite est officiellement lancée avec le statut des Juifs en octobre 1940. Dès lors, l'antisémitisme devient une norme pour l'ensemble des administrations françaises - centrales comme locales - qui participent toutes, à des degrés divers, à sa mise en oeuvre. Il ne s'agit pas là des professionnels de l'antisémitisme, tels que le furent les agents du commissariat général aux Questions juives, mais bien des fonctionnaires de toutes catégories : agents des préfectures, policiers, personnels judiciaires ou encore employés municipaux, tous se sont vu confier des prérogatives visant à «épurer» la société française des Juifs.

     

    Ce livre apporte un éclairage original sur cette dimension essentielle et paradoxalement mal connue du régime de Vichy. S'appuyant notamment sur des archives jusque-là négligées, l'auteur s'intéresse tout d'abord à la manière dont le gouvernement a défini et mis en place, en quelques mois, les bases de la politique antisémite. Puis, en analysant en particulier la langue administrative, les méthodes de travail, les instructions et leur application, il rapporte précisément la façon dont les fonctionnaires se sont adaptés, le plus souvent sans états d'âme, à leur nouvelle tâche. Leurs missions en matière de poli-tique antisémite furent considérables, au premier rang desquelles le contrôle et le fichage de la population juive. C'est cette activité des administrations dans ce qui fut la zone libre, puis la zone sud à la suite de son occupation par les Allemands et les Italiens, que l'auteur évoque dans ce livre, à travers de nombreux exemples locaux. 4ème de couverture

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    L'impossible réparation

    J.-M. Dreyfus

    9782081348127%2C0-2463851.jpg?1422354288A partir de documents d'archives, J.-M. Dreyfus présente le processus de réparation des déportés français, entre 1944 et 2001. Il aborde le sort des morts, les biens spoliés, l'or juif, l'indemnisation des déportés, le destin des criminels de guerre, ainsi que le rôle du Quai d'Orsay sous Vichy puis après la guerre. 4ème de couverture

     

     

     

     

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    L'heure d'exactitude : histoire, mémoire, témoignage.

    Annettte Wieviorka, entretiens avec Séverine Nikel

    shoah.jpg?1346166445Annette Wieviorka a vécu cette expérience rare pour un chercheur de voir son objet d'étude - la mémoire du génocide des Juifs - passionner le grand public, les journalistes, les hommes politiques. Depuis la publication de sa thèse, Déportation et génocide, en 1992, elle a été partie prenante de tous les débats et a participé à la mission Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France ainsi qu'au soixantième anniversaire de l'ouverture des camps d'Auschwitz.

    Pourquoi la « mémoire de la Shoah », le « devoir de mémoire » et le « témoin » tiennent-ils la place qu'ils occupent aujourd'hui dans nos sociétés ? Quel sens cela a-t-il et quels malentendus se sont installés ? Que faut-il transmettre aux générations futures ? Ce sont quelques-unes des questions posées au fil de ce dialogue, qui retrace un itinéraire intellectuel singulier, placé sous le signe de la liberté de pensée, et dont les grandes préoccupations puisent du côté des interrogations les plus douloureuses et les plus controversées du XXe siècle.

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    Témoignages de deux femmes internées à Ravensbrück

    Toute une vie de résistance, par Marie-Jo Chombart de Lauwe dont vous pouvez écouter le témoignage dans l'émission Hors-champs

    Kinderzimmer, par Valentine Goby.  Histoire d'un accouchement dans le camp de Ravensbrück. « Le seul témoignage que l’on ait de cette Kinderzimmer, c’est le récit qu’en donne Marie-José Chombart de Lauwe, résistante française déportée à Ravensbrück en juillet 1943. » Actes Sud, 2013

    J'ai donné la vie dans un camp de la mort, par  Madeleine Aylmer-Roubenne

     

    et aussi :

    La Shoah à destination des élèves de cm2

    Béatrice Finet, « La Shoah racontée aux enfants : un cas particulier de fiction historique », Repères , 48 | 2013, http://reperes.revues.org/613  

     

  • Patriotisme

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    3992716853.pngJe marquerai un autre trait du caractère que prend le patriotisme chez le clerc moderne : la xénophobie. La haine de l’homme pour l’ "homme du dehors" (le horsain), sa proscription, son mépris pour ce qui n’est pas de chez lui. Tous ces mouvements, si constants chez les peuples et apparemment nécessaires à leur existence, ont été adoptés de nos jours par des hommes dits de pensée, et avec une gravité d’application, une absence de naïveté, qui ne contribuent pas peu à rendre cette adoption bien digne.

    Julien Benda, La trahison des clercs, 1927

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    "S'il faut d'un mot dire nettement les choses, eh bien : — Nous ne sommes pas patriotes."

    Remy de Gourmont 25280655_p.jpg " La plaie saigne toujours, Monsieur Jaurès "
    Le Petit Journal, 3 décembre 1903

    En avril 1891, Remy de Gourmont publie dans le Mercure de France un article au titre provocateur  "Le Joujou Patriotisme".  Il y exprime son refus de l'esprit revanchard xénophobe qui ne fait qu'attiser le nationalisme guerrier. Le pamphlet, qui rend aussi hommage à la culture allemande, fait un tel scandale qu'il vaut à Remy de Gourmont d'être licencié de la Bibliothèque Nationale.

    Dans  Le Figaro du 18 mai 1891, Octave Mirbeau lui apporte courageusement son soutien  et met en pièces un patriotisme putassier qui est " un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l’abrutissement éternel " :

     3992716853.pngDans la presse, dans la rue, au Parlement, au théâtre, le patriotisme s’étale et braille, couvrant de son manteau de pochard les plus honteuses faiblesses et les pires infamies. Il n’importe. Nous devons le respecter, nous devons subir, sans nous révolter, ses compromettantes violences, ses dangereuses brutalités, ses odieux vandalismes, ses sauvageries d’iconoclaste ; il faut courber le dos sous le flot des sentimentalités ineptes qui coule de lui et déborde sur nous. L’autorité si prompte à lancer ses bandes de sergents de ville sur les inoffensifs promeneurs, se trouve désarmée contre ce brigandage. Elle dit : " C’est excessif, mais si respectable. "  Et sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C’est parce qu’il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l’abrutissement éternel.  (...)

    Ce patriotisme abject, négatif de toute beauté, devenu une exploitation électorale, un ignoble moyen de réclame saltimbanquiste, le déversoir bruyant et malpropre de la sottise et de la grossièreté humaines.  Et sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C’est parce qu’il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l’abrutissement éternel."

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    Le Joujou Patriotisme

    Remy de Gourmont

    3992716853.pngUn de ces tomes cartonnés, niaisement abjects, que d'universitaires ou d'ecclésiastiques matassins produisent sans relâche pour la falsification des juvéniles cervelles ; on l'entrouvre et cette image surgit : un vieux militaire, le poitrail illustré de la devanture en toc d'une bijouterie de faubourg, gémit accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d'un air entendu, avec le bâtonnet de son cerceau, les symboliques oreilles de tatou qui fleurissent la coiffe d'une nourrice alsacienne appendue au mur : « Pleure pas, grand-père, nous la reprendrons ! »

     Immédiatement, on pense à cet enfant monté en graine, plus hautement pédonculé que ces choux de Jersey dont on fait des cannes, — à M. Paul Déroulède. Lui aussi fait rouler, mais avec fracas et en tapant dessus avec un vieux sabre ébréché, le cerceau avarié du patriotisme, et se penchant vers la France, qui n'est pas sourde, lui hurle dans le tympan : « Pleure pas, grand'mère, on te la rendra, ta symbolique nounou ! »

    Moins gnan-gnan que le vétuste et lacrymatoire retraité, la matrone impatientée finit par répondre : « J'aimerais assez qu'on me confiât d'autres secrets. »

     Nous aussi : le désir de renouer à la chaîne départementale les deux anneaux rouillés qu'un heurt un peu violent en a détachés ne nous hante pas jour et nuit. Nous avons d'autres pensées plus urgentes; nous avons autre chose à faire. Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma main droite : il me sert à soutenir ma main, quand j'écris ; ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer la cendre de ma cigarette.

     Inutile, à ce propos, de me traiter de mauvais Français ou même de Prussien ; cela ne me toucherait pas : Kant était Prussien et Heine aussi ; puis je vous demanderais, par curiosité pure, ce que vous donneriez de vos précieuses peaux pour joindre à la France la Wallonie belge ou la vallée de Lausanne, — pays, ce me semble, un peu plus français de langue et de race que les bords du Rhin ? Personne n'aboie contre les Anglais, qui détiennent les îles normandes, et le lointain, mais clairement francais, Canada, province d'outre-mer, mais aussi nettement province de France que les Charentes ou la Picardie.

     Au fait, ces coins de terre d'au-delà les Vosges, sont-ils donc devenus si malheureux ? Les aurait-on, par hasard, fait changer de langue, de mœurs, de plaisirs ? Ont-ils subi un service militaire plus long ou plus dur, une administration plus pointilleuse, des fonctionnaires plus rogues, des maîtres d'écoles plus pédants et plus fats, des embêtements de conscience plus notoires, des impôts plus lourds, un gouvernement moins digne, moins sympathique, moins probe ?

     Il me paraît qu'elle a duré assez longtemps la plaisanterie des deux petites sœurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d'un poteau de frontière, pleurant comme des génisses, au lieu d'aller traire leurs vaches. Soyez sûr qu'avant comme après, elles mangent leurs rôtis à la gelée de groseilles, grignotent leurs dretzels salés et lampent leurs amples moss. N'en doutez point, elles font l'amour et elles font des enfants. Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid.

     La question, du reste, est simple : l'Allemagne a enlevé deux provinces à la France, qui elle-même les avait antérieurement chipées : vous voulez les reprendre ? Bien. En ce cas, partons pour la frontière. Vous ne bougez pas ? Alors foutez-nous la paix.

     Jadis, en de permanentes guerres, avec de vraies armées, c'est-à-dire composées de soldats de métier et de carrière, on se trouvait vainqueur sans vanité, vaincu sans rancune. La défaite n'avait pas cette conséquence : une nation pleurnichant et hihihant pendant vingt ans, telle qu'une éternelle fillette ; oui, comme une fillette qui a laissé tomber sur le bon côté sa tartine de confitures.

     Jadis, le lendemain de la paix signée, les sujets des deux pays trafiquaient ensemble sans amertume, franchissaient indifférents les frontières modifiées, et les officiers des deux armées, la veille aux prises, buvaient à la même table, en gens d'esprit. Je verrais sans nul effarouchement des officiers francais trinquer avec des officiers allemands : font-ils pas le même métier, et pourquoi, noble ici, ce métier deviendrait-il, là, infâme ?

     Ce désintéressement supérieur, la France l'éprouva, tant qu'elle fut une nation spirituelle et de haute allure. Les Francais d'alors disaient, ayant perdu, délicats et sourieurs : « Messieurs, nous vous revaudrons ça » — puis parlaient d'autre chose. Serions-nous devenus, à cette heure, des brutes rancunières, douées de cervelles éléphantines  ?

     Dépurons-nous de ces humeurs ; prenons quelques pilules de dédain qui fassent issir par les voies naturelles ce virus nouveau, dénommé : Patriotisme.

     Nouveau, oui, sous la forme épaisse qu'il assume depuis vingt ans, car son vrai nom est vanité : nous sommes la civilisation, les Allemands sont la barbarie...

     Oh !

     On ne peut, il est vrai, nous dénier une littérature et un art supérieurs à la littérature et à l'art allemands ; mais cet art même et cette littérature, demeurés tout cénaculaires, sont inconnus à nos derviches hurleurs, et de ceux d'entre eux qui les soupçonnent, méprisés : ce qu'on en montre dans les journaux et dans les expositions devrait, au contraire, nous engager vers une certaine modestie. Quelle fierté les patriotes ont-ils jamais tirée des œuvres de, par exemple, Villiers de l'Isle-Adam ? Soupçonnaient-ils son existence, alors que le roi de Bavière l'accueillait et l'aimait ? Ont-ils subventionné Laforgue, qui ne trouva qu'à Berlin la nourriture nécessaire à la fabrication de ses chefs-d'œuvre d'ironie tendre ? Et pour ne citer qu'un seul nom d'artiste, est-ce par les patriotes que sont achetées les lithographies de Redon, dont les admirateurs sont presque tous scandinaves et germains ? Il y a un patriotisme à la portée de tous ceux qui possèdent trois francs cinquante, c'est d'acheter les livres des hommes de talent et de ne pas les laisser mourir de misère.

     Laissons donc l'art et la littérature, puisque les productions par lesquelles on nous clame supérieurs sont au contraire de celles qui nous humilieront à jamais dans l'histoire de l'esprit humain, — et parlons du reste.

     L'érudition, mais elle est allemande. Les Allemands ont inauguré, et détiennent encore, la philologie romane, et s'il faut chercher des professeurs connaissant mieux l'ancien français que les maîtres de l'École des Chartes, c'est en Allemagne. Qui nous a fait connaître notre littérature dramatique d'avant Corneille ? Des Allemands, et les bonnes éditions de ces poètes sont allemandes.

     Qui a connu mieux que nul l'histoire de la Révolution française ? Des Allemands, les Sybel et les Schmidt.

     Qui a débrouillé l'histoire grecque et l'histoire romaine, sinon les Mommsen et les Curtius ?

     Je ne dis rien de la philosophie, rien de la musique : domaines allemands, — et je me borne à ces indications pour ne point répéter un ancien article de M. Barrès, dont le spirituel antipatriotisme jadis m'avait charmé.

     Le vrai, c'est que l'intellect germain et l'intellect français se complètent l'un par l'autre, sont créés, dirait-on, pour se pénétrer, se féconder mutuellement : du cerveau de l'Europe, l'un des peuples est le lobe droit l'autre est le lobe gauche, et rien, en ce cerveau, ne peut fonctionner normalement si l'entente n'est parfaite entre les deux inséparables hémisphères.

     Peuples frères, il n'y en a guère qui le soient plus clairement ni mieux faits pour une entière et profonde sympathie, malgré des différences évidentes dans les modalités de la pensée. Ils sont calmes et nous sommes de salpêtre ; ils sont patients et nous sommes nerveux ; ils sont lents et un peu lourds, nous sommes vifs et allègres ; ils sont muets et nous sommes braillards ; ils sont pacifiques et nous avons l'air belliqueux : dernier point où l'entente est extraordinairement facile, car il semble certain qu'ils en ont, de même que nous, assez et, de même que nous, ne souhaitent rien, si ce n'est qu'on les laisse travailler en paix.

     Non, nous n'avons nulle haine contre ce peuple ; nous sommes trop bien élevés pour afficher une enfantine rancune, trop au-dessus de la sottise populaire pour même la ressentir : quant à moi, entre les assourdissants jappeurs ligués contre notre quiétude et les placides Allemands, je n'hésite pas, je préfère les Allemands.

     Les défiances s'assoupissaient, lorsque M. de Cassagnac s'est mis à trouver mauvais que l'impératrice, cette charmante femme, ait voulu voir Saint-Cloud et Versailles : ce sont cependant d'agréables promenades, et les choisir, une preuve de bon goût, car cette étrangère, n'aurait-elle pas aussi bien pu manifester le désir d'assister aux courses d'Auteuil ?

     Dire qu'il ne s'est pas trouvé en cette ville, qui se targue d'esprit et de bravoure, un peintre assez indépendant de l'opinion populaire, assez courageux contre la sottise journalistique pour oser obéir à cet instinct naturel qui domine aujourd'hui ce qu'on dénomme l'école française : l'intérêt de la vente ! Le Patriotisme a été le plus fort, étant la sottise suprême — pourquoi s'étonner ?

     Ah ! si Henri Regnault n'avait pas été tué à Buzenval, si ce peintre patrouillait encore ses noirs savoyards, ses roses souillés, ses blancs de panaris, s'il se livrait encore, en de luxueux ateliers, à ce que Huysmans appelle « son vagabondage du dessin et son cabotinage édenté des couleurs » ! Mais les Prussiens l'ont occis. Cela ne fait jamais qu'un artiste médiocre de moins, — et il y en a tant !

     Puis, à chacun son métier : le sien était de faire de la peinture, même mauvaise, — comme le métier de Verlaine est à de divines poésies. Le jour, pourtant, viendra peut-être où l'on nous enverra à la frontière : nous irons, sans enthousiasme ; ce sera notre tour de nous faire tuer : nous nous ferons tuer avec un réel déplaisir. « Mourir pour la Patrie » : nous chantons d'autres romances, nous cultivons un autre genre de poésie.

     Leur supprimer, à ces « s... b... de marchands de nuages », — il s'agit de nous, selon Baudelaire, — leur couper toute religion, tout idéal et croire qu'ils vont se jeter affamés sur le patriotisme ! Non, c'est trop bête et ils sont trop intelligents.

     S'il faut d'un mot dire nettement les choses, eh bien : — Nous ne sommes pas patriotes.

     25 mars 1891
    publié dans le Mercure de France, juillet 1891

     > Wikisource

     > Octave Mirbeau "les beautés du patriotisme", Le Figaro, 18 mai 1891. Wikisource

     > Remy de Gourmont et Octave Mirbeau  :  de l'amitié à la rupture :  Gérard Pouloin -  Université de Caen

     > Interview d'Octave Mirbeau par Paul Huret - Echo de Paris

    > Remy de Gourmont - les amis de Gourmont