" Nos philosophes répondent que les pauvres, qui dorénavant prendront tout, ne demanderont plus rien. Mais où trouveront-ils de quoi prendre, à moins d'un massacre général "
Rivarol
Il n'est pas douteux que quelques zélateurs de Jean-Jacques et de la révolution d'Amérique n'aient eu le projet, dès le début, d'anéantir les ordres et de donner pour tout appui au trône des formes et des principes démocratiques. On appelle cela une conjuration ; mais malgré le succès inespéré de ces tentatives, on aperçoit plutôt des conjurés qu'une conjuration. On ne sait comment, sans plan, sans but déterminé, des hommes divisés par leurs intentions, leurs mœurs, leurs intérêts, ont pu suivre la même route, et arriver de concert à une subversion totale."
Mémoires du constituant Pierre-Victor Malouet
Dessin de Monnet, gravé par Helman
La séance historique, devenue légendaire, avait pourtant commencé par l’examen d’un décret visant à restaurer l’ordre et la loi en France.
La Grande Peur poussait en effet les campagnards frappés par la disette à piller les châteaux, à brûler les documents où étaient consignés les droits féodaux et, plus généralement, à toucher aux intérêts de la noblesse et à ceux de la bourgeoisie.
Tout ceci incitait les députés à défendre la propriété soit par la force soit par des concessions. Dans un premier temps il s'agissait de rappeler au peuple le respect dû à une légalité devenue toute théorique.
La force
- Protéger le droit sacré de la propriété -
L'Assemblée nationale, considérant que, tandis qu'elle est uniquement occupée d'affermir le bonheur du peuple sur les bases d'une constitution libre, les troubles et les violences qui affligent les différentes provinces, répandent l'alarme dans les esprits, et portent l'atteinte la plus funeste au droit sacré de la propriété et de la sûreté des personnes ;
Que ces désordres ne peuvent que ralentir les travaux de l'Assemblée et servir les projets criminels des ennemis du bien public;
Déclare que les lois anciennes subsistent et doivent être exécutées , jusqu'à ce que l'autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées ;
Que les impôts, tels qu'ils étaient, doivent continuer d'être perçus aux termes de l'arrêté de l'Assemblée nationale du 17 juin dernier, jusqu'à ce qu'elle ait établi des contributions et des formes moins onéreuses au peuple ;
Que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées comme par le passé , jusqu'à ce qu'il en ait été autrement ordonné par l'Assemblée;
Qu'enfin les lois établies pour la sûreté des personnes et pour celle des propriétés, doivent être universellement respectées.
La présente déclaration sera envoyée dans toutes les provinces , et les curés sont invités à la faire connaître à leurs paroissiens , et à leur en recommander l'observation. "
Les concessions
- Faire céder des intérêts particuliers à l'intérêt général -
Puis, au cours des débats, deux représentants de la haute aristocratie - le vicomte de Noailles, seigneur ruiné, et le richissime duc de l'Aiguillon - proposèrent, pour ramener le calme dans les provinces, d'en finir avec les droits seigneuriaux et d’instaurer un impôt proportionnel aux revenus. La veille, l'un et l'autre avaient déjà fait savoir qu'ils renonçaient à leurs droits féodaux. Le vicomte de Noailles prit la parole, secondé par le duc de d'Aiguillon - ainsi que le rapporte le Moniteur, rédigé au mois de novembre 1789 :
Comment l'établir, ce gouvernement ? Par la tranquillité publique. Comment l'espérer, cette tranquillité ? En calmant le peuple, en lui montrant qu'on ne lui résiste que dans ce qu'il est intéressant pour lui de conserver. Pour parvenir à cette tranquillité si nécessaire, je propose :
- Qu'il soit dit, avant la proclamation projetée par le comité, que les représentants de la nation ont décidé que l'impôt sera payé par tous les individus du royaume, dans la proportion de leurs revenus ;
- Que toutes les charges publiques seront à l'avenir supportées également par tous ;
- Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent, ou échangés sur le prix d'une juste estimation , c'est-à-dire d'après le revenu d'une année commune, prise sur dix années de revenu ;
- Que les corvées seigneuriales, les mains-mortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat.
A l'instant un autre député noble, M. le duc d'Aiguillon, propose d'exprimer avec plus de détail le vœu formé par le préopinant ; il le conçoit ainsi :
Messieurs, il n'est personne qui ne gémisse des scènes d'horreur dont la France offre le spectacle. Cette effervescence des peuples, qui a affermi la liberté lorsque des ministres coupables voulaient nous la ravir, est un obstacle à cette même liberté dans le moment présent, où les vues du gouvernement semblent s'accorder avec nos désirs pour le bonheur public.
Ce ne sont point seulement des brigands qui, à main armée, veulent s'enrichir dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces, le peuple tout entier forme une espèce de ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres, et surtout pour s'emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales sont en dépôt.
Il cherche à secouer enfin un joug qui, depuis tant de siècles, pèse sur sa tête; et il faut l'avouer, messieurs, cette insurrection, quoique coupable (car toute agression violente l'est), peut trouver son excuse dans les vexations dont il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales, ne sont, il faut l'avouer, que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d'affaires sont souvent sans pitié et et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des lois féodales qui subsiste encore en France, gémit de la contrainte dont il est la victime.
Ces droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété , et toute propriété est sacrée ; mais ils sont onéreux aux peuples, et tout le monde convient de la gène continuelle qu'ils leur imposent.
La Nuit du 4 août. Réimpression de l'ancien Moniteur
Au cours de la séance - qui dura jusqu'à 3 heures du matin - il n'est pas impossible non plus que " dans une situation de crise, les dynamiques propres de l’assemblée ont pu entraîner des députés à adopter des positions révolutionnaires qui, quelques semaines auparavant, leur auraient paru totalement inconcevables."(Laurent Bonelli)
- Lâcher le superflus, conserver l'essentiel -
Ce que certains appelèrent la "nuit des sacrifices" - que d'autres appelèrent "la nuit des dupes", la "Saint-Barthélémy des propriétés" ou encore " l'orgie législative " - fut , au départ, une tentative pour ramener le calme dans les provinces et empêcher l'incendie de se propager et de réduire en cendre la monarchie elle-même.
Passé le moment d'euphorie, les députés décideront que seuls les droits féodaux pesant sur les personnes seront abolis sans indemnité (ce qui était le cas notamment pour la dîme) tandis que d'autres devront être rachetés (comme les cens et les champarts ). Les décrets ne seront rédigés que le 11 août et Louis XVI sera contraint d'accorder sa sanction le 5 octobre 1789.
Dans la nuit du 4 août 1789 disparaissait une ancienne France, déjà moribonde, fondée sur les structures archaïques de la féodalité. L'aristocratie laissait la place à la bourgeoisie. Et si les privilèges exorbitants étaient abolis, le patrimoine restait intact.
Depuis de nombreuses années, l'abolition des privilèges est devenue synonyme d'attaque en règle des acquis sociaux.
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Antoine Rivarol - extrait du Journal
Rivarol, essayiste et pamphlétaire, condamnera cette révolution qu'il ne comprenait pas : " Je ne crains pas de le dire, dans cette Révolution tant vantée, princes du sang, militaires, députés, philosophes, militaires, tout a été mauvais, jusqu'aux assassins." Rivarol émigrera et mourra en exil à Berlin.
Ce fut la nuit du 4 août que les démagogues de la noblesse, fatigués d'une longue discussion sur les droits de l'homme, et brûlant de signaler leur zèle, se levèrent tous à la fois, et demandèrent à grands cris les derniers soupirs du régime féodal. Ce mot électrisa l'Assemblée. (...)
Le feu avait pris à toutes les têtes. Les cadet si de bonne maison, qui n'ont rien, furent ravis d'immoler leurs trop heureux aînés sur l'autel de la patrie; quelques curés de campagne ne goûtèrent pas avec moins de volupté le plaisir de renoncer aux bénéfices des autres : mais ce que la postérité aura peine à croire, c'est que le même enthousiasme gagna toute la noblesse ; le zèle prit la marche du dépit ; on fit sacrifices sur sacrifices : et comme le point d'honneur chez les Japonais est de s'égorger en présence les uns des autres, les députés de la noblesse frappèrent à l'envi sur eux-mêmes , et du même coup sur leurs commettants.
Le peuple, qui assistait à ce noble combat, augmentait par ses cris l'ivresse de ses nouveaux alliés ; et les députés des communes, voyant que cette nuit mémorable ne leur offrait que du profit, sans honneur, consolèrent leur amour-propre, en admirant ce que peut la noblesse entée sur le tiers-état. Ils ont nommé cette nuit la nuit des dupes ; les nobles l'ont nommée la nuit des sacrifices. (... ) et tous ces noms, jadis si obscurs, qui enrouent aujourd'hui la renommée, ont fait du bruit sans acquérir de la gloire : car le bruit ne chasse pas l'obscurité, mais la gloire est comme la lumière. Il n'y a donc de mémorable dans l'Assemblée que l'Assemblée même.
04/08/201